Iran : Interview de François Géré dans "Le Monde 2"

A peine la trêve des combats au Liban était-elle entrée en application que le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, annonçait, le 15 août, son refus de suspendre les activités d’enrichissement d’uranium comme l’exige le Conseil de sécurité de l’ONU. Il ajoutait ainsi à la tension internationale, deux semaines avant que n’expire (le 31 août) le délai au terme duquel des sanctions seraient décidées à l’encontre de la république islamique.
La grave question de l’accession de l’Iran à la technologie nucléaire est au cœur d’une des plus graves crises que le monde ait traversé depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, estime François Géré

L’Iran est au centre de toutes les tensions qui déchirent le Moyen Orient et inquiètent la communauté internationale. Comment faire face à sa volonté d’hégémonie régionale et au défi qu’il lance au Conseil de sécurité sur le nucléaire, le tout exacerbé par les propos de son président qui veut rayer Israël de la carte ?

La montée des périls sur la question nucléaire est antérieure à l’élection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la république islamique en juin 2005. On pouvait déjà noter auparavant une forte crispation de la diplomatie iranienne sur ce sujet. N’oublions pas qu’il y a quinze mois elle avait rejeté les propositions de la troïka européenne (France, Grande-Bretagne, Allemagne) et déjà refusé de mettre un terme à ses activités d’enrichissement d’uranium. Ce raidissement s’accompagnait d’un discours, certes non officiel, mais qui ne voilait pas un certain nombre de menaces en cas de sanctions. Les diplomates iraniens laissaient clairement entendre que, si on devait en arriver là, l’Iran pourrait être amené à abandonner une position de « modération et de stabilisation » au Moyen Orient.

De quoi voulaient-il parler précisément ?

De trois éléments principaux : le prix du pétrole, la stabilité de l’Irak et, déjà, le risque d’instabilité au Liban. Ils ajoutaient également qu’ils pourraient mettre un terme au contrôle qu’ils exercent sur la circulation des populations migrantes ou le trafic de la drogue. C’était très clair. Nous constatons aujourd’hui que plusieurs de ces menaces sont devenues réalité. L’Iran montre que sa capacité de nuisance est forte et qu’elle peut l’être davantage au cas où l’occident s’entêterait à lui refuser l’accès au nucléaire. Ils envoient un signal haut et clair, en se posant en interlocuteur obligé - y compris pour peser sur l’attitude de la Syrie.
La conjonction des événements n’est pas un hasard. La résolution 1696 de Nations Unies qui exige de l’Iran la suspension de la totalité de ses activités d’enrichissement de l’uranium arrive à échéance le 31 août. La guerre entre le Hezbollah et Israël a éclaté le XX juillet…

Que peut-il se passer au cas où le Conseil de sécurité voterait des sanctions contre Téhéran ?

Le refus d’Ahmadinejad de renoncer à l’enrichissement de l’uranium n’est pas une surprise. Il était difficile d’imaginer Téhéran changer d’attitude et dire soudain « malgré tout ce que nous avons proclamé, nous allons vous faire plaisir et tout arrêter ». Maintenant que peut-il se passer ? On peut assister à une aggravation de la situation en Irak. Au cours d’une récente visite à Téhéran, le leader chi’ite irakien Moqtada El Sadr a tenu des propos sans ambiguïté. Il a affirmé qu’en cas de menace sur l’Iran ses milices sauraient immédiatement donner la réponse qui convient... Je ne vois pas pourquoi Ahmanidejad ne jouerait pas cette carte. La question est de savoir quand il s’y décidera. La période des élections américaines de mi-mandat (midterms) qui auront lieu en novembre paraît propice. Le processus électoral commençant six semaines avant le vote, j’ai de grandes appréhensions sur l’état de la situation internationale quand nous aborderons le mois de septembre

Plus précisément ?

Le Moyen Orient est face à des dangers qui dépassent tout ce qu’a connu la région, y compris les guerres israélo-arabes dont celle du Kippour en 1973. Un homme comme le président égyptien Anouar el Sadate avait des vues précises rationnelles et raisonnables. Et il n’avait pas, lui, l’intention de rayer Israël de la carte ! Aujourd’hui, l’attitude du président iranien donne à la crise une dimension jusqu’alors inconnue. On peut craindre notamment des répercussions sur ce ventre mou que constitue la péninsule arabique. L’influence de l’Iran n’est pas négligeable dans cette région pétrolifère, surtout dans les émirats et à Bahrein... Et l’arme du pétrole prend encore plus d’importance au moment où s’épuisent les réserves mondiales, où la Chine et l’Inde ont des besoins en énergie sans commune mesure avec la demande des décennies précédentes. On se trouve devant une situation qui, de dérapage en dérapage, peut mener vers une des crises les plus importantes que le monde ai connu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

D’autant qu’elle s’assortit d’une dimension religieuse et idéologique…

Les adversaires d’Israël sont, en effet, beaucoup plus radicaux, plus idéologues que les nationalistes arabes des années 60-80. Ce sont des gens qui ont des objectifs d’absolu. Prenez les discours antisémites et négationnistes d’Ahmadinejad. Certains diront qu’ils sont à replacer dans un contexte de politique intérieure, qu’ils sont destinés à valoriser sa position en tant qu’héritier spirituel de l’ayatollah Khomeiny… Mais ses mots se doublent d’une relance du fanatisme, de la sublimation du martyr. C’est un type de discours qui était tombé en déshérence sous la présidence précédente de Mohamed Khatami. A force d’être martelées, ces paroles, qu’on le veuille ou non, ont un impact puissant sur la population iranienne, sur la jeunesse étudiante aussi bien que dans la masse des déshérités. Certes le nationalisme iranien est réel et profond. Mais là, il est manipulé.


Israël dit qu’à travers le Hezbollah, c’est l’ axe formé par l’Iran, les chi’ites d’Irak et le Hezbollah libanais qu’elle veut briser.

Cet axe existe bien auquel il faut ajouter la Syrie, baasiste, laïque, dirigée par une minorité alaouite. Mais il y a un phénomène incontestable de surenchère entre sunnites et chi’ites, pour s’imposer comme le meilleur représentant des valeurs de l’islam et de ses intérêts. Ahmanidejad joue la carte chiite, mais aussi celle de la solidarité au sein de l’oumma, la communauté des musulmans. Prenez l’affaire des caricatures de Mahomet. C’est le président iranien qui a lancé l’affaire au cours de la réunion de l’Organisation de la conférence islamique qui s’est tenue à La Mecque en décembre 2005. Logiquement, cette histoire n’aurait pas dû avoir de suite. La stratégie iranienne est dangereuse pour tout le monde, pour ses adversaires comme pour l’Iran lui-même. Ahmadinejad parie gros. Mais l’enlisement américain en Irak, la complexité du jeu libanais font que pour le moment il peut avoir le sentiment de mener le jeu.

On a beaucoup insisté, au cours du conflit entre Israël et le Hezbollah, sur la « libanité » de la formation chi’ite. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?

La « libanité » du Hezbollah ne doit pas être perdue de vue. Mais son « iranisation » ne fait pas de doute non plus. Depuis l’arrivée de son leader Hassan Nasrallah, le Hezbollah a recruté chez les paysans pauvres du sud sur une base exclusivement religieuse. Ses organisations caritatives sont d’obédience iranienne. Sur l’Internet, ses portails ne renvoient que sur des sites iraniens. Ce qu’on sait moins aussi c’est que quelques centaines d’Iraniens se sont installés depuis plusieurs années au Liban où, en épousant des femmes « locales », ils ont acquis la nationalité libanaise. Ces néo-libanais ont contribué au développement de la structure politique mais aussi politico-militaire du Hezbollah. Une grande partie des compétences techniques et militaires des miliciens du parti de Dieu vient de là.

Comment ont évolué les rapports entre Téhéran et le « Grand Satan » américain depuis l’arrivée de George W. Bush à la Maison blanche ?

Sous l’administration Clinton, les relations entre Washington et Téhéran allaient dans le sens d’une normalisation. Sous la présidence de Mohamad Khatami, on avait noté un incontestable assouplissement de la diplomatie iranienne (même s’il n’en a jamais eu tout le contrôle ). Il évitait les allusions à Israël, accordait des interviews à CNN, désapprouvait les fatwas, telle celle lancée contre l’écrivain anglo-indien Salman Rushdie. Les Américains commençaient a être sensibles à cette évolution. Khatami, comme son prédécesseur, Hachemi Rafsandjani - l’un pour des raisons intellectuelles, l’autre pour des raisons économiques, en tant qu’homme d’affaires - pensaient qu’à terme il fallait cherche les voies de la prospérité du côté des Etats-Unis. Il existait à cette époque, des perspectives de développement d’un dialogue américano-iranien.


Que s’est-il passé ?

Tout a basculé quand, en 1994, les démocrates ont été battus aux élections de mi-mandat, les républicains ont tout raflé. Sont arrivés à la tête des grandes commissions du Congrès des gens qui détestaient viscéralement Clinton, tel le sénateur Jesse Helms, président de la commission des forces armées du Sénat. Il déniait à Clinton le droit de diriger les armées ! En 1995, le Congrès a voté la loi d’Amato qui interdisait aux entreprises de signer des contrats supérieurs à 10 millions de dollars avec l’Iran. Le Congrès revenait à une attitude dure à l’égard de l’Iran. Les espoirs de normalisation s’envolaient. La défaite de Clinton les a enterrés.

Le pragmatisme « clintonien » cédait le pas à l’idéologie néo-conservatrice…

Bush et ses conseillers sont partis du principe que tout ce qu’avait fait Bill Clinton était nul et non avenu. Et qu’il fallait notamment adopter une stratégie plus agressive à l’égard des pays hostiles aux Etats-Unis et supposés posséder des armes de destruction massive. Dans l’ordre : l’Iran, l’Irak et la Corée - celle-ci placée en dernier, car on considérait le problème coréen plus difficile à traiter.
Les attentats 11 septembre 2001 ont changé ces plans. Priorité a été donnée à la lutte contre le terrorisme. Téhéran crut alors donner, dans ce domaine, un certain nombre de signes de bonne volonté. Khatami croyait s’engager sur la route du dialogue avec Washington. Il fut d’autant plus surpris de se trouver classé, en février 2002, parmi les pays de l’« axe du mal ».

Pourquoi ce revirement ?

Il semble s’expliquer par un événement auquel on a prêté sur le moment peu d’attention : l’arraisonnement par la marine israélienne d’un navire venant d’Iran et bourré d’armes à destination de l’autorité palestinienne. Les armes étaient à l’évidence d’origine iranienne mais compte tenu de la segmentation des pouvoirs en Iran - un problème permanent - sa main droite ne sait pas toujours ce que fait sa main gauche… Khatami, comme il l’a dit, pouvait très bien ne pas être au courant. D’ailleurs il n’aurait certainement pas, à cette époque, donné son aval à une telle opération. Voilà en tout cas comment l’Iran s’est retrouvé sur l’« axe du mal ». Ensuite ce fut l’invasion de l’Irak. L’administration Bush s’est lancé là-dedans avec une indifférence pour les lendemains - et pour les analyses pour les leurs services de renseignement et leur diplomatie- très surprenante. La politique étrangère américaine est sans doute la pire que les Etats-Unis aient connu depuis… très longtemps.

L’arrivée au pouvoir d’un radical comme Ahmadinejad n’est-elle pas le résultat paradoxal de cette politique ?

Certainement. Les Iraniens ont voulu répondre à la provocation par la provocation. Ahmadinejad est un provocateur. Avec le dossier nucléaire il défie l’occident sur le sujet qu’il sait être le plus sensible : l’existence même d’Israël. Il en tire avantage dans le monde musulman, mais aussi sur le front intérieur. Ce discours lui permet de se poser en authentique successeur de Khomeiny. C’est Khoimeiny d’ailleurs qui fut le premier à insuffler l’antisémitisme et la haine d’Israël dans une société qui n’en était pas porteuse. Il tente ainsi de prendre le dessus sur le guide suprême, l’ayatollah Khamenei, dans cette guerre intestine qui règne toujours à Téhéran. Le thème de la radicalité est porteur. Le président estime que la diplomatie iranienne a été trop conciliante et que la bonne tactique est de faire peur à l’occident car c’est, de son point de vue, le seul langage que nous comprenions.

La perspective de voir l’arme nucléaire tomber entre les mains d’un homme qui promet la destruction d’Israël a de quoi effrayer.

Certes. Mais Ahmanidejad n’a pas été le premier à avoir engagé son pays dans la voie de la clandestinité nucléaire. Les activités pas très nettes de l’Iran en la matière remontent, dans le meilleur des cas, à 1995, date à laquelle les observateurs parlaient déjà de fraude systématique. Et dès 1987 les Iraniens avaient envoyé une quarantaine d’ingénieurs se former au Pakistan… Même un prétendu « modéré » comme Rafsandjani n’aurait jamais accepté de mettre un terme au programme nucléaire. La différence c’est qu’avec un homme comme lui, la marge de manœuvre aurait été plus large et la discussion possible.

L’Iran ne fait pas peur qu’à Israël et à l’occident. Certains régimes arabes n’ont-ils pas eux aussi pas des soucis à se faire ?

Les dirigeants arabes vivent dans la crainte de voir l’Iran retirer le maximum de bénéfices de la situation et renforcer sa position régionale. L’Arabie saoudite s’est montré très sévère envers le Hezbollah, c’est significatif. La neutralisation des milices chi’ites ne la gênerait pas beaucoup, comme d’autres gouvernements arabes. La solidarité qu’ils ont exprimé durant le conflit s’adressait d’ailleurs à l’Etat libanais, pas du tout au Hezbollah. Mais les images des bombardements israéliens et de leurs victimes pèsent lourd sur les opinions publiques. La situation est de ce point de vue beaucoup plus grave qu’entre 1960 et 1980. Le nationalisme arabe prôné par les chefs d’Etat était alors appuyé par la rue. Là on se trouve en présence de régimes qui font semblant d’être en phase avec leur peuple, mais qui savent que leur pouvoir repose sur une situation factice. Les risques de déstabilisation sont considérables.


Quel peut être le rôle de la France dans cette situation ?

La partie est très difficile. La diplomatie française, ce n’est un secret pour personne, n’est pas très bien portante, ni en Europe ni dans le reste du monde. Dans ces conditions, la crise israélo-libanaise est apparue comme un effet d’aubaine, l’occasion de retrouver un certain lustre perdu, de jouer le rôle de nation-cadre. La capacité militaire française n’est pas négligeable, et on ne se bouscule pas en Europe pour jouer un rôle leader dans la future force onusienne d’interposition au Liban. Chirac a saisi l’occasion avec le sens de l’opportunité tactique qu’on lui connaît. Au niveau stratégique, nous pouvons considérer deux hypothèses. Celle du verre est à moitié plein : nous sommes la cheville ouvrière dans cette crise et nous avons les moyens de parler avec l’Iran, comme avec le Hezbollah - une capacité que n’ont pas les Américains. Le verre à moitié vide c’est, en cas d’envoi d’une force armée, de se trouver entre l’enclume et le marteau, plongé dans un nouveau bourbier libanais.

Rien de très réjouissant…

Nous sommes entrés dans une phase très inquiétante. Le Liban peut être l’étape numéro 1 d’une dégradation encore plus grave. L’étape numéro 2, pourrait se déclencher très vite, dès la fin de l’été, en cas de sanctions contre l’Iran. Une crise ouverte avec Téhéran se superposant à une crise libanaise non résolue peut déborder vers d’autres théâtres. En cas de sanctions, l’Iran voudra montrer qu’il peut punir ceux qui les auront imposées en jouant sur le prix du pétrole et en agitant les groupes chi’ites amis en Irak, notamment l’armée du Mahdi de Moqtada al Sadr. Du côté américain on peut imaginer une réplique vers la Syrie à l’occasion d’une intensification des opérations militaires le long de la frontière irako-syrienne entraînant un « droit de poursuite » jusqu’à Damas.
L’autre scénario, c’est ce plan compliqué concocté par la communauté internationale.
1/Une stabilisation précaire du Liban avec la création de cette force multinationale remplacée peu à peu par des unités « fiables » de l’armée libanaise.
2/Un cafouillage sur le nucléaire iranien, d’autres propositions mises sur le tapis, des demi-sanctions contre Téhéran.
Mais ces demi-mesures ne feraient qu’attiser le mécontentement iranien et risqueraient au contraire de conduire à une accélération de leur programme nucléaire. Au bout du compte, dans un an, un an et demi la situation pourrait être catastrophique.

Y a-t-il quand même des raisons d’espérer ?

Je ne vois pas d’autre moyen que de parvenir à un compromis avec l’Iran. Comment ? En reconnaissant leur droit à enrichir l’uranium, mais à une échelle modeste, sous contrôle de l’AIEA, sur la base d’un consortium international avec des ingénieurs étrangers et dans le cadre d’accords économiques du type de celui établi par la France avec le Shah d’Iran - car le projet remonte à cette époque. Trouver en tout cas une plate-forme qui ménagerait la souveraineté nationale de l’Iran, tout en mettant sous contrôle draconien ses activités nucléaires civiles, assez pour qu’on sache véritablement s’ils se dirigent dans une voie délibérément dangereuse. L’Iran dit être disposé à accepter les mesures de contrôle les plus sévères ? J’aurais tendance à dire « banco ». Je pense que dans l’état actuel des choses c’est la seule issue, si on veut mettre un frein à la montée des périls.