L’Imbroglio du Siècle

Sans préjuger de ce que réserve l’avenir on peut supposer qu’en 2100 les historiens pourront caractériser la crise nucléaire iranienne comme le plus grand imbroglio du XXIéme siècle. Bien sûr, connaissant l’issue, ils pourront savamment distribuer bons et mauvais points de conduite. Tel n’est certes pas le cas des acteurs d’aujourd’hui. Déclenchée officiellement en août 2002, la crise nucléaire iranienne dure et pourra bientôt fêter son huitième anniversaire si tant est qu’il y ait là matière à célébration. Le trait le plus remarquable est la complexité croissante de la situation. L’imbroglio est tel que les médias, les politiques, les diplomates même renoncent à comprendre. Attitude qui n’arrange rien et constitue même un très mauvais signe. Hé bien ne baissons pas les bras et distinguons les trois domaines constitutifs de cette complexité, à savoir : la situation politique et économique intérieure de l’Iran, les progrès de ses capacités nucléaires et des technologies, notamment spatiales, enfin l’évolution des relations diplomatiques incluant le jeu étrange des sanctions des Nations Unies.

1. l’imbroglio intérieur : politique, religion, économie

Après un an de crise la stabilité du système politique iranien reste encore incertaine. Les multiples contestations en profondeur n’ont pas disparues mais la répression, les pressions, les séductions font leur oeuvre. Les opposants « respectables » (MM. Moussavi et Khatami), les rivaux encore puissants (l’ancien président Rafsandjani et son clan) voient leur capacité d’influence diminuer. La commémoration de l’anniversaire des élections contestées de juin 2009 a constitué un échec en partie orchestré par le renoncement des leaders de l’opposition. De surcroît, sur le dossier nucléaire et pour faire face aux sanctions « illégitimes », l’unité nationale prend le pas. L’ancien président Khatami l’a aussitôt invoquée. Dans ces conditions on constate un regain de confiance en soi du régime après une phase d’ébranlement.

Le principe institutionnel de la République islamique qui a semblé brisé durant l’été 2009 est parvenu à se reconstituer sur la base d’une recomposition. Elle fait apparaître un important glissement entre les centres du pouvoir en Iran. Désormais prévaut une alliance ancienne mais renforcée entre le Guide suprême Khamenei et les chefs pasdarans les plus radicaux. Des autorités religieuses plus intransigeantes comme Mohamed Yazdi occupent un espace de parole et d’influence élargi. Le président Ahmadinejad est devenu le héraut de ce nouveau compromis politico-idéologique qui risque d’être durable. On peut donc raisonnablement envisager l’affirmation d’une « stratocratie islamique » [1] qui depuis une dizaine d’années imprime sa marque sur l’économie du pays. Les événements de l’été 2009 ont renforcé sa main-mise sur le pays. Cette mutation est d’autant plus importante que l’Iran demeure un producteur de pétrole et de gaz bruts. Les autorités n’ont pas suffisamment investi dans le traitement des produits dérivés comme le fioul domestique ou l’essence. Paradoxe quand on constate l’essor remarquable des capacités spatiales du pays ! Ce qui conduit à se demander si, comme dans l’ancienne URSS, on n’assiste pas à la formation de deux économies parallèles. L’une étant conforme à l’économie créée par les révolutionnaires, sur la base des associations charitables « bonyads » et l’autre passant sous la coupe des Gardiens de la Révolution qui créent un complexe militaro-industriel absorbant les capitaux, le meilleur des compétences en Recherche et Développement et accaparants les profits. On peut espérer que la logique des sanctions aggravée est fondée sur cette analyse. Ce serait la seule manière d’influencer efficacement. Mais sans l’adhésion de la majorité des partenaires extérieurs, acheteurs de brut, les chances d’une efficacité rapide restent bien minces.

2. Imbroglio nucléaire

Les progrès technologiques iraniens sont incontestables. Si les détails techniques restent soigneusement secrets, en revanche certaines réalisations font l’objet d’un publicité tapageuse et de démonstrations publiques. Les dirigeants iraniens croient politiquement rentable de montrer ostensiblement le développement des compétences de manière à impressionner la communauté internationale et leurs voisins. Les tests de fusées et de missiles balistiques permettent de constater l’importante amélioration du savoir-faire depuis cinq ans.

L’accord de Téhéran conclu le 17 mai 2010 prévoit le transfert vers la Turquie de 1200kg d’uranium faiblement enrichi (UFE). Cela revient à mettre en oeuvre l’accord de Vienne de novembre 2009 qui n’avait pas débouché en raison de multiples tergiversations des autorités iraniennes qui se contredisaient elles-mêmes. Par rapport à l’accord d’octobre 2009, Téhéran présente comme une immense concession le fait que l’UFE quittera le territoire national. Mais l’Iran ne s’engage à rien de plus. Il entend continuer à enrichir et n’envisage pas de procéder en continuité au transfert des nouvelles quantités d’UFE produites vers la Turquie. Or , entre temps, l’usine de Natanz continue à enrichir. Depuis octobre 2009 ce sont 800 kg qui sont venus s’ajouter au stock connu si bien qu’à la fin de l’année l’Iran aura reconstitué l’équivalent de ce qu’il était censé envoyer en Turquie fin 2009.

De plus, l’AIEN déclare avoir produit 5kg à 20% mi avril, puis 6kg fin mai, soit 1kg par mois. Le total reste modeste mais il a valeur de signal et, de ce fait, constitue un outil de négociation : si vous ne proposez aucune alternative nous continuerons nous même et pourrions accélérer…ouvrant la voie à l’enrichissement à 90%, option qui a la faveur des radicaux iraniens. Dans son nouveau rapport remis au Conseil de sécurité fin mai 2010, l’AIEA suggère que si l’Iran poursuivait dans cette voie il pourrait rapidement, sous réserve de passer d’un enrichissement à 20 % à un taux de 90% disposer d’assez de matières pour deux armes nucléaires. Etrangement on retrouve le même type d’avertissement affiché qu’il y a quinze ans avec la Corée du Nord.

3. L’Imbroglio diplomatique

En mai et juin 2010 l’évolution diplomatique sur le dossier nucléaire, la non-prolifération et les sanctions a connu une évolution rapide et importante qui a contribué à aggraver la complexité du dialogue. Ajoutons que sensiblement au même moment les Etats-Unis ont rendu public des documents majeurs de sécurité nationale, notamment la Nuclear Posture Review donnant à la non-prolifération et aux armes nucléaires un rôle nouveau.

• L’accord de Téhéran du 17 mai 2010

L’entrée dans l’arène du Brésil et de la Turquie constitue un fait majeur, très perturbant, qui va même au-delà du seul dossier iranien. On se doit de relever l’indignation de la diplomatie brésilienne à l’égard de la confusion américaine. Selon Brasilia, Washington aurait sollicité le président Lula pour entreprendre une négociation « de la dernière chance » de manière à retrouver les termes de l’accord d’octobre 2009 sur la livraison de UFE. Une fois l’accord obtenu, Washington désavoue. Qui est la dupe ? Reste que aujourd’hui les 5+1 sont devenus 5+1+2, sachant que les nouveaux partenaires sont membres du G 20. La crise iranienne s’insère aussi dans la confusion qui touche les instances internationales en pleine mutation. Elle s’inscrit malencontreusement dans un contexte de faible fiabilité des décisions prises et de déficit de capacité à les mettre en œuvre efficacement. Opportunité remarquable pour qui veut jouer de l’ordre international.

On constate donc en germe la formation d’une fracture qui, si elle s’aggravait, pourrait bouleverser les équilibres géostratégiques mondiaux : d’un côté, les Etats-Unis et les 3 Européens, de l’autre la Russie et la Chine et un grand pays émergent, le Brésil, assorti d’un puissant pays du Moyen Orient qui dispose d’une position pivot. La Turquie qui a montré sa différence à l’égard des Etats-Unis dès 2003 lors de l’invasion de l’Irak, qui n’a cessé d’essuyer des rebuffades, notamment françaises, dans son entreprise d’entrée progressive dans l’UE, a procédé à un repositionnement de grande ampleur. Ce n’est pas « tout vers l’Est ». Ce n’est pas non plus un choix définitif « islamiste », contrairement à ce que prétendent les neo conservateurs mais une adaptation. Mais il est exact que la relation à Israël s’en trouve aussi modifiée, indépendamment des événements de Gaza qui n’en sont que le symptôme révélateur. Or la diplomatie américaine n’a aucun intérêt à voir s’approfondir une fracture Occident-Orient compliquée d’une division Nord-Sud du continent américain qui lui ferait perdre sa position arbitrale sur la scène mondiale.

Soyons clairs : aucun de ces quatre Etats, n’a la moindre intention de favoriser l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran, à commencer par la Turquie. On ne refera pas le coup de « la bombe islamique ». Chacun entend négocier la renonciation iranienne selon des modalités conformes à ses intérêts particuliers. Tous s’accordent sur le refus d’une posture d’affrontement qui conduirait à l’emploi de la force armée.

• La conférence d’examen du TNP de mai 2010

Elle constitue non pas une victoire mais la consolidation des positions de l’Iran. Faut-il y voir le résultat de l’action d’un axe égypto-iranien ? Il n’y a évidemment rien de tel quand on sait la méfiance traditionnelle entre les deux pays. Là encore on ne voit pas qui en Egypte pourrait souhaiter que l’Iran détienne l’arme nucléaire. Cependant il existe bien des convergences tactiques concernant Israël à la fois sur le dossier palestinien et sur le désarmement nucléaire au Moyen Orient. Plus la perspective d’un règlement par la création de deux Etats s’éloigne plus cela renforce la position des islamistes radicaux qui se refusent à toute reconnaissance d’Israël. Dans ce contexte, l’Iran tire parti de toutes les erreurs tactiques de l’ennemi. L’affaire du navire turc arraisonné brutalement au large de Gaza mais dans les eaux internationales constitue pour le gouvernement iranien une excellente opportunité pour faire de la surenchère dans le monde musulman sans pour autant donner suite à ses déclarations. Téhéran mesure bien les risques d’une escalade incontrôlée dans l’affrontement avec Israël qui donnerait à l’ennemi le prétexte d’une opération militaire.

Par ailleurs, le principe d’une conférence, en 2012, sur la création d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen Orient a été adopté et Israël a été explicitement mentionné, en dépit des pressions américaines. A la suite de quoi, M. Gary Samore, conseiller du président Obama pour les affaires de non-prolifération nucléaire, a fait cette déclaration peu encourageante : « Je ne sais pas si cette conférence pourra jamais se tenir. Nous ne la co-parraineront que si les conditions sont réunies ».

• La résolution 1929 : des sanctions modérément renforcées

La diplomatie occidentale a choisi pour l’occasion d’adopter un langage difficile à comprendre. « Nous renforçons les sanctions pour favoriser le dialogue » affirme M. Kouchner ! Qui à Téhéran pourrait accepter ce paradoxe surréaliste ? De leur côté, en votant la 1929 la Chine et la Russie ont-elles marqué une opposition nette à l’égard du comportement de Téhéran ? Quelques échanges de propos acerbes entre Téhéran, Pékin et Moscou ont pu le laisser croire. Mais les deux Etats se sont employés à amenuiser considérablement l’ampleur des sanctions initialement proposées par les Etats-Unis et les trois Etats européens. La veille du vote, lors d’une conférence à Istanbul, M. Poutine rencontre M. Ahmadinejad. Le premier ministre russe informe le président iranien de l’arrangement accepté par la Russie sur les sanctions. De fait on voit le 17 juin 2010 la Russie s’élever contre les intentions de l’UE et des Etats-Unis d’élargir les sanctions au-delà de la résolution. Le lendemain du vote la Chine déclare très solennellement son amitié et sa volonté de coopération persistante et de dialogue constructif avec Téhéran. Duplicité ? Non pas. Les deux Etats ne veulent pas d’un Iran nucléaire mais entendent amener par le dialogue l’Iran à renoncer sérieusement à toute entreprise de nature militaire. Voter les sanctions c’est aussi manifester à un partenaire difficile à manier qu’il existe des limites à ne pas outrepasser.

4. Les scénarios d’aggravation ou de résolution de la crise.

• L’interruption de tout dialogue.

Téhéran peut décider qu’en dépit des bons offices turcs et brésiliens, il n’y a décidément rien à gagner à transférer une partie de son UFE et qu’il est préférable de poursuivre en sur le territoire national l’enrichissement à 20% quitte à diversifier les sites de production. Ce scénario de rupture comporte des risques élevés notamment de pousser à bout la patience des chinois et des russes.

• Téhéran rompt avec les seuls occidentaux

Officiellement, on ne discute plus avec les Occidentaux. Téhéran n’a plus rien à dire à une France hostile Après la libération de Clotilde Reiss le 16 mai 2010, encadrée par celle de l’ingénieur Kakavian qui, n’étant pas extradé vers les Etats-Unis, peut rentrer en Iran le 15 mai 2010 et d’Ali Vakili Rad, assassin de Shapour Bakhtiar est expulsé vers l’Iran le 18 mai [2].

A l’égard de Washington l’attitude est identique, sensiblement plus agressive dans les termes. En dépit de la réserve initiale du président Obama durant l’été 2009 afin d’éviter toute accusation d’ingérence la perspective d’un dialogue constructif avec les Etats-Unis s’est de plus en plus éloignée.

Mais dans un contexte politique iranien radicalisé la NPR américaine a renforcé les radicaux iraniens. Les Etats-Unis ont en effet choisi de préciser qu’ils conservaient l’option de l’arme nucléaire contre les Etats qui ne respectaient pas leurs engagements à l’égard du Traité de non prolifération. Cette menace explicite a été dénoncée le 3 mai par le président Ahmadinejad lors de l’ouverture de la conférence d’examen du TNP. Il a condamné dans les termes les plus vifs l’emploi de l’arme nucléaire assortissant ses propos de la demande provocatrice et (délibérément) irréaliste de l’expulsion des Etats-Unis du TNP. Or son « mentor religieux » l’ayatollah Mohamed Yazdi déclare depuis plusieurs années que l’Iran doit, pour se défendre, disposer « d’armes spéciales » alimentant un débat théologique au sein de l’assemblée des experts où il reste très minoritaire. Face à la menace américaine, le nucléaire militaire trouve une légitimité spirituelle après s’être imposée comme une nécessité militaire. A vrai dire ce n’est pas nouveau. Dès l’invasion de l’Irak en mars 2003 le débat avait été engagé chez les militaires et les Pasdarans. I l existe depuis plusieurs années une polémique théologique concernant l’interdiction de l’emploi des ADM ou, au contraire, leur acquisition à des fins de dissuasion. Il est curieux que, de temps à autres, les médias occidentaux feignent de s’en apercevoir. Rupture totale ? [3] Ce n’est pas dans la manière iranienne. Téhéran accepte en principe de recevoir et d’écouter Madame Ashton, représentante de l’UE, après avoir reçu et entendu, sans résultats, M. Solana. Par ailleurs il importe de maintenir des canaux discrets, ne serait-ce que pour régler des contentieux mineurs, pour peser sur la situation en Irak et en Afghanistan et, enfin autant que possible, entretenir l’incertitude et la discorde chez l’ennemi.

• L’Iran applique les accords de Téhéran avec ses nouveaux interlocuteurs le Brésil et la Turquie.

Simultanément la diplomatie iranienne s’emploie à rallier à cette option la Russie et la Chine après avoir manifesté un mécontentement de forme. Ainsi serait créée une filière de transfert de la production iranienne d’UFE pour enrichissement à travers un consortium international, formule proposée depuis 2005 par l’Iran sans que l’on ait jamais testé jusqu’à quel point elle était sérieuse.
Cela reviendrait à créer de fait plusieurs voies de dialogue parallèles qui, habilement mises en concurrence, pourraient compliquer un peu plus l’imbroglio. Le scénario est séduisant mais ne saurait s’éterniser dès lors que les centrifugeuses continuent à tourner. Jusqu’à quand l’Iran peut-il jouer avec le feu ?

[1Je reprends ici l’expression utilisée par Cornélius Castoriadis pour caractériser le système soviétique.

[2Mademoiselle Reiss fut arrêtée lors des manifestations de juin 2009 à Téhéran, au prétexte qu’elle prenait des photos. Mr Kakavian faisait l’objet d’une demande d’extradition vers les Etats-Unis au motif d’achats de matériaux pouvant servir à des activités militaires iraniennes, M. Rad fut condamné pour le meurtre de Shapour Bakhtiar, en fin de sa peine incompressible de dix-huit ans. La concordance des temps parle d’elle-même.

[3Reprenant Associated Press, le New York Times titre trois jours après le vote de la résolution 1929 : « un religieux iranien réclame des armes spéciales pour dissuader l’ennemi ». Le corps de l’article fait apparaître qu’il s’agit de la réédition du livre de Yazdi initialement publié en 2005 !