Vers une nouvelle crise transatlantique ?

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Avec la visite de G.W. Bush à Bruxelles, Européens comme Américains entendaient ouvrir une « nouvelle ère » dans les relations transatlantiques. Qu’en est-il ?

Avec la visite de G.W. Bush à Bruxelles, Européens comme Américains entendaient ouvrir une « nouvelle ère » dans les relations transatlantiques, après les tensions inhérentes au dossier irakien mais aussi sur d’autres dossiers politiques et commerciaux. Toutefois, mettant en évidence les réalisations passées et futures de la coopération transatlantiques, plusieurs dossiers particulièrement sensibles, pouvant générer de nouvelles crises transatlantiques, ont été laissés de côté. En particulier, la question de la volonté européenne de lever l’embargo sur les armes à destination de la Chine est en train de devenir une pierre d’achoppement majeure.

L’Europe est-elle capable de gérer ses options politiques ?

Le revirement britannique - Londres était initialement opposée à la levée - alors que les conclusions du sommet européen des 16 et 17 décembre 2004 indiquait que l’Europe poursuivrait ses efforts afin de lever l’embargo ; les déclarations de J. Solana selon lequel l’embargo pourrait être levé au cours de premier semestre 2005 ; et, finalement, l’invitation de la présidence néerlandaise de l’Union à la luxembourgeoise de poursuivre la rédaction des documents nécessaires à cette levée ont été à l’origine d’un raidissement de la position de Washington. Ainsi, le 2 février 2005, le Congrès votait à 411 voix contre 3 une résolution sur la mise en œuvre de sanctions à l’encontre de l’Europe si elle venait à lever unilatéralement l’embargo.

Dans le même temps, l’Union Européenne indiquait qu’elle allait se doter d’un nouveau Code de conduite sur les exportations d’armes, mais qui ne serait pas, contrairement à l’embargo, juridiquement contraignant. En conséquence de quoi, plusieurs académiques notaient aux Etats-Unis que l’Europe ne devait pas lever l’embargo, sous peine de nourrir les courses aux armements régionales et de déstabiliser les relations Chine-Taiwan, mais aussi Chine-Japon. Dernièrement, Tokyo (qui développe une politique de défense où les frappes préemptives sont ouvertement évoquées) et Washington ont indiqué que la défense de Taiwan contre la Chine était un objectif commun.

Par ailleurs, la croissance de 12,6% d’un budget chinois de défense ne comptabilisant pas les dépenses d’équipements, puis la « loi anti-sécession » votée dernièrement par Pékin et qui donnerait une assise juridique à des opérations contre Taiwan n’ont pas, indéniablement, atténué les craintes américaines, japonaises et taiwanaises. L’Europe s’efforce quant à elle toujours de calmer les inquiétudes américaines et réaffirme sa volonté de lever l’embargo. Arguant essentiellement de sa préoccupation pour la situation des droits de l’homme en Chine, l’Union semble toutefois manquer de l’indispensable culture géopolitique qui lui permettrait de réellement gérer les défis induits par la levée de l’embargo.

Mais, dans le même temps, il serait tout aussi coupable de ne pas constater que la vente de la division « PC » d’IBM à la firme chinoise Lenovo aura elle-même des conséquences sur les capacités militaires chinoises. Engagée dans un processus de modernisation sur les bases de la « révolution dans les affaires militaires » occidentale, Pékin compte bien numériser ses forces et s’engager dans des conceptions de « digitalisation » de la zone de bataille. Pour certains observateurs, Washington aurait alors fait plus pour la militarisation de la zone que ce que ne pourrait jamais faire l’Europe...

Repenser la notion d’embargo

La Chine effectue par ailleurs des achats d’armes importants auprès de la Russie. Dernièrement, Moscou a été jusqu’à proposer la vente de bombardiers stratégiques à Pékin, n’engendrant aucune protestation américaine. Mais il faut ici constater que ce qui intéresse la Chine n’est pas tant les équipements militaires européens, devenus impayables, que le fait 1) de recouvrer le statut d’une puissance régionale à part entière et, 2) d’investir dans des niches technologiques spécifiques qui lui permettraient, en retour, de moderniser son industrie de défense nationale. Par ailleurs, il faut également signaler que la Chine importe à l’heure actuelle des armements européens, via Hong Kong, où s’applique, en vertu des accords sino-britanniques de réintégration de la ville, un statut spécial.

A ce stade de la réflexion, l’accord sino-européen sur le système de radionavigation satellitaire Galileo prend une dimension insoupçonnée. Ayant généré un intense lobbying américain (P. Wolfowitz enverra ainsi une lettre aux ministres de la défense de l’UE pour les presser de renoncer au système), Bruxelles a finalement décidé de ne pas donner accès au segment gouvernemental (donnant le plus haut degré de précision) à la Chine. Malgré tout, la précision offerte par le canal « civil » du Galileo reste supérieure à celle du GPS américain. En conséquence de quoi, missiles de croisière, balistiques, navires et avions de combat chinois disposeront d’instruments de navigation et de ciblages performants, enterrant en pratique les objectifs de l’embargo.

Ce qui pose, en gardant à l’esprit l’épisode IBM, une question pour le moins dérangeante, portant sur les définitions traditionnellement données aux technologies « civiles », « militaires » et « duales » qui sont à la source de nos codes de conduite sur les exportations d’armes. On ne peut certes interdire le commerce international de systèmes qui pourraient, à un titre ou un autre, être utilisés dans des constitutions de puissance que nous ne pourrions contrôler. Mais il apparaît nécessaire de mettre en place des mécanismes de contrôle efficaces. A bien des égards en effet, l’embargo, même maintenu, ne pourra guère influencer les modernisations des services de sécurité chinois.

Au contraire, la recherche de niches technologiques non couvertes par l’embargo est devenu un enjeu commercial particulièrement sensible pour les Américains. Au point que l’on peut se demander dans quelle mesure une levée de l’embargo ne les priverait pas d’un certain nombre de marchés, l’Europe étant considérée en Chine comme un « partenaire stratégique » qui bénéficierait d’autant plus naturellement de commandes que ses produits sont parfois plus avancés que ceux proposés par les Etats-Unis.

Une crise d’intérêts ?

Tenant compte de ces faits, il appartient maintenant à l’Europe - mais également à la politique étrangère belge - de correctement déconstruire le discours comme les ambiguïtés américaines et chinoises ainsi que les siennes propres, afin de désamorcer la crise majeure qu’annoncent plusieurs éditorialistes de la presse de défense, des deux côtés de l’Atlantique. Car l’Europe, en matière de débouchés commerciaux et de recherche, a souvent plus besoin des Etats-Unis que l’inverse, et les menaces de sanctions américaines sont bien réelles. Airbus, par exemple, se profile pour un marché de 100 ravitailleurs en vol pour l’US Air Force, qui pourrait facilement être perdu au profit de Boeing.

On le constate vite, intérêts commerciaux, stratégiques, géopolitiques et de politique intérieure se combinent et pourraient donner lieu à de trop nombreuses interprétations. Or, à bien des égards, notre politique ambitionne d’agir dans un environnement que nous ne semblons pas maîtriser, alors que les enjeux de la levée de l’embargo sont plus que complexes. D’emblée, plusieurs associations mettent en évidence le fait que des matériels informatiques livrés à Pékin et non couverts par l’embargo servent à la traque des cyber-dissidents chinois. En termes de protection des Droits de l’homme, la posture de l’UE ne peut plus guère, à ce stade, que pousser politiquement Pékin à adopter une politique les mettant en évidence.

C’est que, tiraillée entre le respect de principes auxquels elle adhère et des rationalités économiques et politiques confinant à une Realpolitik qu’elle semble pourtant hésitante à assumer, comment peut évoluer l’Europe en tant qu’acteur politique international ?