Petite guerre, guerre réglée, ou guerre populaire ? La campagne de Calabre de 1806-1807.

Nicolas Cadet présente l’invasion du royaume de Naples par les troupes napoléoniennes à l’hiver 1806. Celle-ci provoqua une violente réaction dans les provinces les plus méridionales de la botte, en Calabre notamment : une guérilla avant même sa conceptualisation.

Au lendemain de la signature du traité de Presbourg (26 décembre 1805), Napoléon prend la décision d’envahir le royaume de Naples et de le rattacher à ses Etats. Cette opération s’inscrit dans un vaste projet politico-stratégique : l’Empereur entend faire de cette partie de l’Italie le premier maillon du « Grand Empire » qu’il souhaite constituer en Europe, et la transformer en un état vassal confié à son frère Joseph. Par ailleurs, l’occupation du sud de la botte préfigure la mise en place du système du blocus continental, alors en gestation, car elle revient à priver la Grande-Bretagne d’un important partenaire commercial. Enfin, l’invasion de l’Italie méridionale à pour but de renforcer la position française en Méditerranée. De fait, la possession de la Sicile permettrait d’envisager la reconquête de Malte, principale base britannique avec Gibraltar dans cette région du globe, et de rouvrir la route de l’Orient, vieux rêve napoléonien depuis la campagne d’Egypte.

Les opérations militaires menées dans le royaume de Naples en 1806 illustrent le paradigme défini par Clausewitz, qui affirme que la principale difficulté à laquelle se heurte tout conquérant n’est pas de s’emparer du territoire ennemi, mais de contrôler ce territoire une fois l’armée adverse vaincue. De fait, dans un premier temps, l’annexion de la partie continentale du territoire napolitain ne présente aucune difficulté pour les troupes napoléoniennes conduites par Masséna : dès le 15 février 1806 celles-ci pénètrent dans Naples, abandonnée par les souverains napolitains. Quelques semaines plus tard, les régiments du roi Ferdinand IV de Bourbon ayant été dispersés par le général Reynier, ce dernier atteint Reggio, à l’extrémité méridionale de la Calabre. En apparence, la campagne s’achève sur un succès complet.

Pour l’occupant, cependant, les difficultés ne tardent pas à surgir. L’absence de moyens navals ne permet pas aux soldats de Reynier de franchir le détroit de Messine et de s’emparer de la Sicile, où le roi Ferdinand et la reine Marie-Caroline ont trouvé refuge sous la protection de la marine et de l’armée britannique. De plus, dans le nord du royaume, la citadelle de Gaëte, encore aux mains des troupes bourboniennes, oppose une résistance opiniâtre aux Français. L’armée de Masséna et de Joseph se trouve par ailleurs confrontée à des embarras financiers et logistiques de plus en plus préoccupants. Fidèle à son principe suivant lequel la guerre doit nourrir la guerre, l’Empereur estime que les troupes confiées à son frère doivent vivre sur le pays et ne plus être à la charge du trésor impérial. Or, le royaume de Naples est un état peu développé et mal administré, incapable de subvenir aux besoins d’une armée de 40.000 hommes. Enfin, les Français se trouvent en butte à l’hostilité de plus en plus ouvertement affichée d’une partie croissante de la population. Dès le printemps 1806, des mouvements insurrectionnels éclatent en Calabre, réprimés par Reynier.

L’intervention anglaise sur le continent précipite l’insurrection des provinces méridionales du royaume : le 4 juillet 1806, un corps de troupes britanniques débarqué dans le golfe de Santa Eufémia, au nord de Reggio, inflige une sanglante défaite à l’armée de Reynier. Ce revers provoque le soulèvement général de la Calabre et contraint les Français à évacuer presque totalement la province. L’insurrection progresse vers le nord et menace de s’étendre à l’ensemble du pays. La chute de la forteresse de Gaëte permet cependant à Joseph de disposer de renforts qui sont immédiatement engagés contre les insurgés. En août, Masséna parvient à refouler les rebelles jusque dans le sud de la Calabre. Toutefois, sept mois de combats épuisants sont encore nécessaires aux Français pour venir à bout de la sédition. Il faut en effet attendre le mois de mars 1807 pour que la chute de la citadelle d’Amantea, principale base des révoltés, associée au retrait de la majeure partie des forces anglaises présentes en Sicile ramène un calme relatif dans les provinces insurgées.

L’organisation et les pratiques de combat des révoltés, ainsi que les réponses apportées par les Français aux plans stratégiques et tactiques doivent être analysés afin de déterminer la nature du conflit calabrais : s’agit-il d’une guerre de type insurrectionnelle méritant le l’appellation de « guérilla », même si ce terme n’existe pas encore en 1806, ou d’un affrontement entre troupes réglées et soldées adoptant des formes conventionnelles ? Peut-on parler également de « guerre populaire » à propos de la guerre de Calabre ?

Les forces insurrectionnelles présentent une organisation plurielle et diversifiée. Désireuses de garder le contrôle du soulèvement et d’en canaliser la violence, la cour de Palerme généralise le système des « masses ». Les masses, ou « bataillons volants » sont des milices populaires, sortes de corps francs combattants à la façon des unités d’infanterie légère, privilégiant notamment les attaques sur les arrières et sur les flancs de leurs adversaires. Encadrés par des chefs issus du monde civil qui se voient décerner des brevets d’officiers par les autorités bourboniennes, les « massisti » touchent une solde, arborent parfois un uniforme, et se dotent de nombreux attributs militaires tels que canons, tambours et drapeaux, sans pour autant être considérés comme des soldats réguliers. Organisées en Sicile, ces troupes sont débarquées sur le continent et servent de point de ralliement à tous les opposants aux Français. En outre, pour inciter la population à se joindre aux forces insurrectionnelles, Siciliens et Britanniques répandent en Calabre quantité de proclamations et d’imprimés qui diffusent de fausses nouvelles et s’efforcent de convaincre les habitants du caractère inéluctable de la défaite française dans le royaume de Naples. De fait, les rassemblements rebelles atteignent fréquemment plusieurs centaines, voir plusieurs milliers, d’hommes. Ces bandes poursuivent un double objectif : d’une part elles s’efforcent d’épuiser les Français en multipliant débarquements et rassemblements sur tous les points de la province, se dispersant dès que l’approche des troupes ennemies est signalée, pour se reformer quelques kilomètres plus loin. D’autre part, les masses lancent à plusieurs reprises des offensives d’envergure sur les positions tenues par les Français, dans le but, le plus souvent, de couper les voies de communication des forces de Joseph et d’asphyxier celles-ci. Le camp de Scigliano, situé au croisement de plusieurs routes majeures, est ainsi l’objet d’attaques répétées au cours de l’automne 1806.

A côté des masses se constituent des bandes aux effectifs beaucoup plus réduits, fortes de quelques dizaines d’hommes seulement, les « comitives ». Mobiles et légères, ces formations pratiquent ce que les Français appelleront quelques années plus tard en Espagne la « guérilla » : servies par leur connaissance du terrain, elles interceptent les courriers, tendent des embuscades aux faibles détachements, massacrent traînards et isolés, multiplient les coups de main. Masses et comitives disposent de l’aide financière et matérielle de la cour de Palerme et du soutien logistique apporté par les navires britanniques, qui procurent aux rebelles la faculté de débarquer et de se concentrer sur n’importe quel point des provinces révoltés. Faces à de tels adversaires, les Français sont pénalisés par de nombreux handicaps : insuffisance des effectifs (Masséna et Reynier ne disposent jamais de plus de 10.000 à 12.000 hommes en état de porter un fusil), encore accrue par la nécessité d’employer une partie des troupes à la protection des courriers et des voies de communications ; situation sanitaire catastrophique (au cours de l’année 1806, l’armée de Naples perd 4000 hommes du fait des maladies) ; difficultés logistiques considérables (vivres, vêtements, souliers, munitions, font constamment défaut), et amplifiées par l’absence de moyens navals ; méconnaissance du terrain.
Dans ces conditions, il paraît d’autant plus surprenant que les troupes impériales parviennent, dans un laps de temps finalement assez court, à contenir, puis à réduire l’insurrection. De fait, un an après la défaite de Santa Eufémia, la plupart des positions tenues par les révoltés ont été reconquises, et l’échec du soulèvement paraît patent. A quoi, donc, attribuer celui-ci ?

La défaite des Calabrais tient d’une part à la justesse des réponses apportées par les généraux de Joseph au plan militaire. Vétérans des « petites guerres » de la Révolution et du Consulat, ces derniers ont compris que le temps et l’espace jouaient contre eux et qu’il était primordial de ne pas laisser le conflit s’enliser. Aussi appliquent-ils résolument ce que l’on pourrait appeler le concept d’agressivité opérationnelle : tout rassemblement rebelle doit être dispersé, toute bande anéantie, tout chef exécuté, toute place tenue par les révoltés reconquise. Au moyen de colonnes mobiles parcourant inlassablement l’espace calabrais, il convient d’infliger aux insurgés une série de coups successifs qui les contraignent, finalement, à déposer les armes. Les Français portent ainsi aux masses des coups sévères, et, à la longue, cette ténacité finit par porter ses fruits. Les troupes de Joseph sont en outre servies par leur incontestable supériorité tactique : beaucoup plus disciplinées et rompues aux manœuvres que les miliciens mal formés que sont les massisti, elles n’ont aucune peine à mettre en déroute ces derniers, notamment lorsqu’elles opèrent des mouvements tournants pour prendre leurs adversaires à revers, manœuvre qui a pour effet de semer la panique chez les Calabrais. Par ailleurs, pour mener la lutte, les généraux français emploient des unités spéciales rompues à la contre-guérilla, telle la « légion corse », et s’emploient à mettre sur pied des formations de supplétifs calabrais aptes à les seconder dans la traque des rebelles. Des légions de « gardes civiques » et de « gardes provinciales », sortes de milices locales d’autodéfense recrutées parmi les membres de la bourgeoisie calabraise, victimes de l’hostilité des insurgés, voient ainsi le jour, ainsi que des « compagnies franches », qui accueillent les anciens massisti ralliés aux Français.

D’autre part, les autorités militaires napoléoniennes mettent en place une politique de pacification qui mêle mesures de féroce répression, comme en atteste la création de tribunaux d’exception - les commissions militaires - qui pratiquent une justice expéditive, les exécutions publiques volontairement spectaculaires, la déportation de populations civiles des provinces rebelles en Italie du nord ou en France, et gestes de clémence, tel qu’offrir l’amnistie aux révoltés les moins compromis. Cette alternance de sévérité et d’indulgence montre aux Calabrais la détermination du nouveau pouvoir à ne tolérer aucune opposition, tout en ménageant une porte de sortie à bon nombre d’insurgés.

Cependant, la principale raison de l’échec de l’insurrection est peut-être à rechercher dans les structures de cette dernière, ainsi que dans les motivations et le comportement des rebelles à l’encontre du reste de la population. A l’époque napoléonienne, le royaume de Naples est l’un des derniers états européens où subsiste un régime féodal. Dans de nombreuses provinces, en Calabre notamment, la majorité des paysans exploitent les terres des aristocrates et des propriétaires, et sont assujettis à une véritable cascade de prélèvements et d’impositions. En outre, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le pouvoir des nobles et de la bourgeoisie foncière sur la terre s’appesantit, sous la forme d’un empiètement brutal des droits communaux, essentiels à la survie des communautés rurales. La société calabraise est ainsi traversée de tensions et d’oppositions extrêmement vives, qui éclatent à la faveur de l’insurrection de 1806. De fait, le soulèvement contre les Français se double d’une féroce guerre civile entre Calabrais, qui oppose, schématiquement, les masses rurales aux propriétaires fonciers et à la bourgeoisie citadine. Sous couvert de mener la lutte contre l’occupant, nombre de chefs de bandes commettent forces exactions aux dépens de leurs concitoyens : les massacres, pillages, incendies, prélèvements forcés opérés par les révoltés sont dénoncés aussi bien par les Français que par les autorités siciliennes ou britanniques. Ces excès aboutissent à dilapider le capital de sympathie dont bénéficiait dans un premier temps l’insurrection auprès de la population, et conduit nombre d’habitants à prêter leur concours aux Français pour se venger des torts subis. L’indiscipline des masses et leur propension au pillage les discréditent également auprès de leurs alliés anglais, qui, progressivement, leur retirent tout soutien. L’échec final de ce qui apparaissait au départ comme une guerre de libération s’explique ainsi en partie par l’incapacité des partisans des Bourbons à rallier à leur cause la masse de la population calabraise.

Cet échec est-il cependant total ? Si les rebelles calabrais ne sont par parvenus à expulser les Français du royaume de Naples, comme le feront plus tard les guérilléros espagnols avec l’aide des troupes de Wellington dans la péninsule ibérique, il n’en reste pas moins qu’ils ont réussi à fixer dans cette partie de l’Italie des effectifs importants (entre 20 et 25.000 hommes combattent en Calabre entre l’hiver 1806 et le printemps 1807) et à infliger aux troupes impériales une usure considérable. Véritable laboratoire des pratiques de luttes insurrectionnelles et anti-insurrectionnelles, la guerre de Calabre annonce les campagnes d’Espagne à venir, mais préfigure également les innombrables « petites guerres » que livreront, durant tout le XIXe siècle, les Européens sur le sol de l’Afrique et de l’Asie.