Irak : Petite Guerre et Grands désordres
Lorsque le 1er Mai 2003, Georges W. Bush a déclaré « la fin des opérations de combat majeures », il ne se trompait pas. L’erreur se trouvait dans l’appréciation de l’ampleur que prendraient les combats "mineurs".
Le 1er Mai 2003, Georges W. Bush a déclaré « la fin des opérations de combat majeures ». S’il ne se trompait pas, il sous-estimait l’ampleur que prendraient les combats "mineurs" : près de trois ans après cette déclaration, presque 180 000 soldats étrangers se trouvent toujours en Irak, on dénombre plus de 2300 soldats tués du côté des forces de la coalition et de 20 et 80 000 décès du côté irakien.
Avançons trois raisons pour expliquer cette situation. Tout d’abord, la mauvaise préparation de la phase post-conflit a conduit les forces dirigées par les Etats-Unis à sous-évaluer le facteur religieux en Irak. Ensuite, la décision de Paul Bremer [1] , en mai 2003, de dissoudre l’armée a posé le problème de sa reconstitution : un problème double puisque le temps de leur formation a, d’une part, permis aux terroristes de s’organiser, et, d’autre part, fragilisé cette structure renaissante dont la composition reflète désormais l’influence chiite. Enfin, l’attention des forces de la coalition s’est concentrée sur la lutte contre les adversaires asymétriques, en délaissant deux aspects fondamentaux des opérations de lutte contre-terroriste et de contre-guérilla : les actions de maîtrise de la violence et surtout celles d’aide aux populations.
Une typologie des mouvements insurgés permettrait de définir avec précision la nature de l’adversaire à combattre. Pour autant, cela demeure un exercice périlleux dans le contexte irakien. Les groupes terroristes, qu’ils soient d’essence indigène comme Ansar al Islam ou d’inspiration jihadiste transnationale comme le groupe dirigé par Abou Moussab al Zarqawi, ne fonctionnent pas comme des entités séparées. Leurs rapports varient au gré de leurs intérêts tactiques. Il en est ainsi de ces groupes comme des dizaines d’autres ayant revendiqué des actions armées.
À cet égard, se pose le problème du soutien de la population et par extension celui de ses motivations. L’ordre social et économique irakien, détruit par le conflit, a poussé nombre de Sunnites à prendre le parti des forces insurgées, en leur proposant un soutien logistique, voire de prendre les armes contre rémunération : c’est cette dimension de l’action qui brouille la compréhension de la situation. Les groupes terroristes sunnites sont certes hétérogènes dans leur composition et divisés sur les cibles chiites autant que sur la nature des d’attentats à mener [2]. Ils peuvent toutefois sceller des alliances objectives, temporaires, avec les milices chiites ou kurdes et compter sur un ensemble de forces les soutenant par intérêt et non par conviction. Ce vivier de terroristes doit cependant être distingué de l’ensemble des délinquants et criminels dont le développement est favorisé par la déliquescence de l’Etat irakien et dont les exactions causent près de deux fois plus de décès dans la population que les terroristes ou les forces américaines [3] . A cela s’ajoute leur dangerosité en termes d’enlèvements - plusieurs dizaines d’Irakiens chaque jour aux seules fins du rançonnement - et, évidemment, les attentats suicide.
Depuis l’été 2003, l’Irak détient ainsi le triste record du plus grand nombre d’opérations suicide (OPS) perpétré dans un pays sur trois ans. Si l’on ne tient compte que des OPS réussies - en excluant donc les tentatives avortées - le chiffre total dépasse les 500 OPS entre l’été 2003 et le début 2006 [4]. Le phénomène est allé crescendo : de moins de trente en 2003, l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS) a comptabilisé 340 opérations suicide réussies en 2005, soit près d’une par jour. Privilégier les OPS revient certes à profiter de l’attraction exercée par la symbolique du martyr et de son caractère médiatique mais il s’agit surtout de tirer parti de leur réelle efficacité. En effet, en Irak et en moyenne, une OPS menée à son terme entraîne la mort de 10 personnes et en blesse une vingtaine sans nécessiter l’utilisation d’engins explosifs sophistiqués. Le terroriste candidat au martyr se glisse le plus souvent au cœur d’une foule dense avant de faire exploser sa charge. Les lieux de rassemblement ne manquent pas, mais la principale cible de ces opérations suicide demeure la police locale, et plus précisément les postulants au recrutement dont les files d’attentes devant les casernes, sans protection d’aucune sorte, constituent des cibles idéales. Toutefois, depuis novembre 2005, l’Irak enregistre une baisse régulière du chiffre des attentats suicide (moins de 20 par mois). La persistance des attentats à la bombe et des agressions terroristes diverses démentent pourtant une quelconque accalmie. Deux hypothèses sont en mesure de justifier la désolidarisation des OPS de la réalité de l’Irak : d’abord, le vivier de candidats au martyr peut se tarir - au moins 550 terroristes suicide ont déjà péri [5]. Ensuite, il apparaît que les terroristes disposent désormais de plus grandes sources d’explosifs télécommandés.
En deux ans et demi d’après-guerre, ce bilan pourtant partiel des actions terroristes confirme un sérieux revers pour la coalition. Certes, on peut identifier quelques signes d’encouragement. D’abord, la baisse du nombre de victimes au sein des forces armées de la coalition, celle du nombre d’attentats suicide ou la stabilisation du nombre de décès d’Irakiens - 400 ou 500 morts par mois depuis octobre 2005. Dans les faits, cependant, ce relatif statu quo demeure extrêmement inquiétant pour la reconstruction de l’Irak. Le taux de chômage touche près de 40% de la population et le niveau de production de pétrole est inférieur à celui existant avant la guerre. Parallèlement, Les coûts liés à la sécurité pour les entreprises étrangères ont augmenté dans des proportions telles que nombre ont préféré se retirer.
Comment peut-on alors envisager le futur de l’Irak face aux menaces que représentent les différents groupes armés ? D’un côté, les motivations idéologico-politiques, quand elles existent, restent pauvres et mal définies. De l’autre, la réduction du nombre de soldats américains dans les rues en ont fait une cible plus difficile à atteindre. Reste que les heurts entre Sunnites et Chiites tendent à nourrir les craintes d’une guerre civile. Et pour cause, la question terroriste en Irak est en réalité proprement irakienne, et les violences dont sont victimes les forces étrangères demeurent marginales, bien que plus médiatisées. Aux désirs de revanche politique des Chiites s’opposent les intérêts des Sunnites, qui cherchent à rendre l’Irak ingouvernable.
En résulte, finalement, que la phase de combats "mineurs" négligée par le Président Bush cristallise un échec politique majeur dans la définition du projet de Grand Moyen Orient américain.
[1] Alors Chef de l’Autorité Provisoire de la Coalition.
[2] L’intérêt stratégique des égorgements retransmis en direct n’est pas admis par tous les groupes, leur occurrence est d’ailleurs aujourd’hui moindre.
[3] Chiffre Iraq Body Count- Oxford Research Group, fin 2005.
[4] Chiffres IFAS.
[5] Le chiffre peut aisément doubler si l’on prend en compte les OPS échouées.