De la guerre à la guérilla de l’information

Nous sommes aujourd’hui dans une société dite de l’information, et cette information est mondiale. C’est ce contexte, et sa brève mais déjà riche histoire, qui forme le cadre de cet exposé.
Les éléments de cette intervention sur la guerre de l’information sont une reproduction partielle de l’introduction suivie de la 1e sous-partie de ladite intervention

INTRODUCTION

L’histoire de ce cadre est récente. La société de l’information commence à la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis et en Europe Aucune technologie n’a cru dans de telles proportions en si peu de temps et ne s’est autant généralisée à l’humanité. Il n’est pratiquement aucun aspect de nos sociétés qui n’en aient été affectés, directement ou indirectement. Dans les favelas de Rio, il n’y a pas l’eau courante mais il y a des téléphones portables. Ce mouvement continue actuellement et ne semble pas devoir connaître de fixation au cours des dix prochaines années.

Une conséquence importante est qu’il n’existe ni ne peut exister d’ouvrage de référence en la matière. Il n’existe que des multiplicités de sources, desquelles on peut s’inspirer, prendre ce qui convient, déduire un équilibre précaire entre passé et avenir. Il y faut penser différemment, sans constantes, sans préjugés, sans terrain ni sources fixes.

Est information toute donnée qui entre dans le champ cognitif d’un sujet et ayant pour effet d’interagir avec son comportement, que ce soit au plan conscient ou inconscient. Il s’agira donc en grande partie de ce qu’on appelle la communication mais, s’agissant de cadres conflictuels, de communication envisagée sous l’angle de systèmes sociétaux, lesquels d’une part produisent et reçoivent de l’information, d’autre part sont en compétition ou en belligérance avec d’autres systèmes.

Nous appellerons ici système d’information l’ensemble des acteurs et flux qui concourent à la collecte, la fourniture ou la diffusion d’informations dans un contexte donné. Une information n’existant que par sa capacité à être perçue, on notera que les systèmes d’information ne dépendent pas d’un territoire géographique mais d’un territoire cognitif, et en particulier linguistique, mais aussi culturel et, évidemment, d’une contrainte technologique.

L’information est indépendante de caractéristiques comme la réalité ou la vérité dans la mesure où elle les conditionne. Une frontière, une montagne, un désert, sont des réalités intangibles qui n’ont pas d’équivalent en information où la montagne est un mot autant que la pipe est un tableau de Magritte. Ceci impose de prendre une certaine une liberté avec les concepts classiques servant à envisager la belligérance.

Une définition extensive de la guerre pourrait consister en tout antagonisme ne limitant pas les moyens de contraindre l’adversaire. Or l’information est le moyen d’obtenir des contraintes sans violence apparente et ainsi d’une grande efficacité. A cet égard, on pourrait même affirmer que si l’art est de cacher l’art, transposé à la guerre, l’art de la guerre est de cacher la guerre.

La contrainte, en information, sert à l’obtention de ce que l’adversaire ne veut pas offrir autrement, ou n’offrirait pas s’il était pleinement conscient ce qu’il accomplit ou de ce qui en résulte. Dans l’acception classique de l’information, cette contrainte s’exerce à destination tant de sa propre société que de celle de l’adversaire et en particulier du système d’information adverse. Elle opère par la diffusion, de la suppression, et de la manipulation de l’information, notamment intox, décrédibilisation, désinformation, surinformation, etc... Nous verrons cependant que les critères fondamentaux régissant l’efficacité et la portée de ces modus operandi invitent à d’autres analyses.

Nous emploierons ici le terme de belligérance pour désigner toute forme de conflit entre deux entités dont l’une au moins est une société de l’information. Cette belligérance constitue une guerre lorsqu’elle concourt ou résulte d’une politique suivie et ordonnée par un pouvoir politique structuré, que ce soit ou non en relation avec une guerre au sens usuel du terme, c’est à dire déclarée et reconnue comme telle. Elle constitue une guérilla dans le cas inverse.
Ces deux formes de belligérance sont entendues comme ayant pour finalité la contrainte d’un adversaire.

Nous ne considérerons pas ici que le caractère de guérilla se déduise d’une typologie des moyens employés ou du particularisme de ses objectifs. Ces moyens ou objectifs sont, en matière d’information conditionnés par un état antérieur de rapport de forces ayant pour conséquence la guérilla, laquelle s’analyse essentiellement en une contrainte ou dissuasion d’un prétendu faible à un prétendu fort.

I - LA GUERRE INFORMATIONNELLE

I.1 - LA GUERRE INFORMATIONNELLE EN RELATION AVEC LE CONFLIT ARME
L’origine de la guerre informationnelle est d’abord à puiser dans son rapport avec la guerre conventionnelle.

I.1.1. - Fondements

- Au cours de la fin du XIXème siècle se produisent deux doubles impulsions techniques et sociétales : la fiabilisation et l’accroissement des moyens techniques de communication et le développement et la généralisation des medias ; l’élévation du niveau d’éducation et le développement d’une demande d’information concomittante à son offre.

- Le premier conflit mondial est aussi le premier qui se soit produit en Europe en pareilles conditions sociétales. C’est le premier où des militaires aient eu à faire face au moral de l’arrière, où la guerre est conduite sur le terrain de l’information et qui produit en conséquence des stéréotypes de l’information. Un exemple de ces stéréotypes est le regroupement des puissances dans trois catégories ensuite du Traité de Versailles :

• les barbares, teutons ou, pire, bolcheviks, du joug desquels on libérera les Pologne et autres Roumanies,

• les puissances du passé : Habsbourg, Sublime Porte, Italie qui ne sait pas ce qu’elle veut, Espagne absente, Chine dépecée.

• les vainqueurs : le tandem franco britannique où la meilleure armée du monde fait écho à Britannia rules the waves, les gentils Américains qui sauvent tout le monde et ne règnent que chez eux, le Japon puissance émergente.

Ces stéréotypes ne résultent pas d’une guerre spécifique de l’information mais de l’interprétation de l’issue militaire et politique du conflit, d’où une information "naturellement" écrite par les vainqueurs comme dans un nouveau Congrès de Vienne où les participants n’ont pas pris conscience de la dimension spécifique de l’information.
Par la suite, cette prise de conscience deviendra un véritable fil rouge du XXème siècle.

I.1.2. Structuration

a) La première moitié du XXème siècle voit l’émergence de deux types de sociétés structurées à l’égard de l’information.

- La vulnérabilité d’une société à l’information est presque toujours perçue par l’Etat comme résultant de la diversité de cette dernière, qu’il s’agisse de ses sources, modes d’expression, moyens de diffusion. Il est donc tentant pour l’Etat de les contrôler suivant une solution traditionnelle à laquelle ont longtemps contribué les restrictions techniques et culturelles à la diffusion de l’information.
Cependant, ces contraintes techniques et culturelles tendent à disparaître depuis l’orée du XXème siècle. Ce qui aboutit au constat que l’information est déterritorialisée, et c’est sa principale caractéristique. Elle permet au sujet de connaître de ce qui se passe ailleurs que dans son champ perceptif. Elle n’est pas fonction d’un territoire qui la produit ou la stocke mais d’une population qui la reçoit. Le temps et l’espace n’y ont plus les mêmes échelles de valeurs.

- La politique de restriction artificielle de l’offre d’information accessible à une population tente donc de recréer un équivalent abstrait du territoire dans un domaine où il n’est pas naturel. Cette restriction tend donc à l’obtention de l’exclusivité du pouvoir d’opérer ces manipulations et elle est donc indissociable d’objectifs politiques anti-démocratiques.
D’autres sociétés ont à l’inverse fait le choix d’un régime libéral en matière d’information, où un contrôle économique se substitue au contrôle étatique. En effet la diversité de l’offre d’information est aussi la condition de sa crédibilité, donc de sa valeur ; or la dévaluation de l’information contrarie nombre de domaines-clés du développement économique et social. D’autre part, l’information est évidemment source de richesse économique et vecteur de progrès technique. Les coûts sociaux résultant de sa réduction artificielle sont donc considérables et à long terme intolérables en présence de sociétés qui ne seraient pas pareillement handicapées.

- Cette différence de structuration est fondamentale : à partir de la Première guerre mondiale, au cours de chaque conflit d’importance des XXe et XXIème siècles, au moins l’une des parties belligérantes sera une société à information restreinte, c’est-à-dire une société inapte à concevoir son territoire autrement que dans le sens matériel du terme

b) caractéristique fondamentale de la guerre informationnelle : son ininterruption.

N’agissant pas directement sur la destruction matérielle de l’ennemi elle n’est alors pas soumise aux conditions de temporalité de la guerre ouverte. Elle ne connaît ni déclaration, ni cessez-le-feu, ni armistice. Qu’il s’agisse de détruire la volonté de belligérance ou de contraindre l’adversaire, d’assurer l’état moral de la nation, de la protéger ou de contrecarrer les manipulations ennemies, la guerre informationnelle est, dans ses rapports avec la guerre ouverte, toujours en état soit de préparation, soit de concomitance, soit de consolidation. Il s’ensuit que la guerre informationnelle est sans cesse, sans trêve, caractéristique qu’elle partage avec le monde du renseignement.

c) La clé réalité-message

- Marshall Mc Luhan a poussé l’analyse de la déterritorialisation de l’information jusqu’à sa conclusion logique en énonçant que la réalité, c’est le message.
Voici des décennies que la réalité du citoyen occidental a dépassé le clocher de son village et que la réalité informationnelle a le monde entier pour scène : un tsunami dans l’Océan Indien, incendie de mosquée à Bassorah, opposant libéré en Afrique du Sud, pollution à Pékin, sort des pingouins en Antarctique sont tenus pour réel bien que très peu de personnes sachent véritablement, matériellement, concrètement, sur quels faits véritables reposent ce message.

- L’évolution technologique entraîne qu’une part de plus en plus croissante de notre réalité est ainsi le message. Donc, rien n’est aussi déstabilisateur pour une société et pour ses forces de défense qu’une déconnexion entre les deux. Et ainsi, le but de la guerre informationnelle est l’affaiblissement de la corrélation réalité-message chez l’ennemi, et son renforcement dans son propre camp. Car lorsque la dissociation réalité-message atteint chez l’ennemi un degré critique, il est vaincu. Et à l’inverse, le renforcement de cette corrélation permet d’éviter ou de pallier à la défaite.


II - L’AUTONOMIE DE LA GUERRE INFORMATIONNELLE

II.1. - Conceptualisation
- Découpler la guerre informationnelle du conflit armé conventionnel devrait aller de soi. D’une part, le temps de paix fait disparaître la décrédibilisation d’informations issues d’un adversaire identifié. D’autre part, l’antagonisme ne se saurait se résumer à des domaines relevant du conflit armé ou de la négociation diplomatique.

- L’information warfare" a pour objectif suprême la destruction de la volonté de combattre, laquelle peut s’étendre jusqu’à la réalisation par l’adversaire lui-même des objectifs que l’on vise.
Une condition fondamentale d’efficacité de la guerre informationnelle autonome réside donc en la dénégation de sa propre existence.


II.2. - Evolution historique

- L’importance de la guerre informationnelle est dès l’origine perçue aux Etats-Unis comme une donnée fondamentale de la guerre froide, importance ne fera que s’accroître avec la généralisation d’une dissuasion fondée sur l’équilibre de la terreur.
On peut définir la guerre froide comme un conflit essentiellement informationnel. Or, en ce domaine, le système occidental, sous le leadership américain, était à peu près certain de remporter la victoire.

- Pendant la majeure partie du XXème siècle, les Etats-Unis sont en effet une société capable de penser, recycler et traiter avec une efficacité extrême l’information. En cela, ils héritent directement du Royaume Uni qui fut le premier Etat moderne à penser son territoire en termes de flux et non en termes de frontières, grâce à son statut de puissance devenue exclusivement maritime

- Dans ce conflit, la destruction du contrôle économique des sources d’information par les pays non leaders de chacun des deux blocs est une pierre angulaire de la stratégie de chacune des Alliances. Au sein du camp occidental, c’est beaucoup moins l’écrit que l’image, moins la presse que le cinéma, qui est visé dès la fin des années 40, car perçu à juste titre comme le soubassement réel de l’information.

- Puis, au début des années 80, plusieurs conseillers du Président Reagan comprennent que la puissance économique et informationnelle des Etats-Unis est devenue telle qu’elle rend inutile une menace nucléaire pour obtenir le leadership mondial : on n’observe alors aucun stéréotype informationnel capable de s’opposer à l’ensemble de ceux dont bénéficiant les Etats-Unis et aucun ne semble d’ailleurs concevable. Dès cette époque, l’information est conçue par les américains comme la quatrième arme, avec terre, air et mer, où une suprématie absolue suffit pour vaincre.