Le fantôme de la stratégie française


François Géré est président fondateur de l’Institut français d’analyse stratégique.


Introduction : Avaler des couleuvres

- L’Iran.
Trump se retire de l’accord nucléaire et déploie toutes les mesures visant à pénaliser les entreprises qui poursuivraient leurs activités en Iran.
Total perd les contrats d’exploitation des gisements de gaz de Pars et les contrats Airbus sont annulés.
L’illusion fut de croire qu’avec Biden la situation s’améliorerait.

- L’AUKUS et le contrat avec l’Australie

- L’achat par l’Allemagne des F-35 annonce la fin du projet SCAF.

Effets de la guerre d’Ukraine

Le renouveau de l’OTAN et son élargissement à la Finlande et à la Suède.
La servilité obséquieuse d’Ursula von der Leyen, Charles Michel devant Joseph Biden, reçu à Bruxelles comme le « protecteur-sauveur de l’Europe ». constitua un aveu d’impuissance et une négation de soi-même à la face du monde.
La défense européenne est mise au placard et sans doute reléguée dans les poubelles de l’histoire.
Prospérité de l’industrie d’armement des États-Unis
Crise énergétique, achat de gaz liquéfié aux États-Unis à prix élevé.

Les sanctions contre la Russie punissent les entreprises européennes pas celles des États-Unis.
L’UE en proie aux convulsions économiques de la transition énergétique payera pour soutenir l’Ukraine jusqu’à quand ?
Il en résulte logiquement que les États-Unis n’ont aucun intérêt à mettre rapidement un terme à la guerre.

Un président doublement défaillant dans sa fonction de chef des Armées, décideur de l’emploi des forces nucléaires

Macron est étranger à la guerre. Son absence de culture stratégique s’explique par un désintérêt profond. A la rhétorique inutilement martiale sur le COVID (« nous sommes en guerre »), succède un discours démoralisant sur la guerre en Europe comme si la France se trouvait démunie face à on ne sait quelle fatalité.
Cette indifférence et cette incompréhension aboutissent à laisser faire le corporatisme d’Armée qui conduit à valider une doctrine doublement erronée : le conflit de haute intensité.

Pourquoi avoir choisi cette notion floue qui n’a de sens que par opposition à la basse intensité ? La guerre du Viet Nam était pour les Etats-Unis un LIC (low intensity conflict) mais certainement pas pour les Vietnamiens de quelque bord qu’ils fussent. Elle n’a de pertinence que rapportée aux buts politiques de guerre. Tout dépend de la valeur de l’enjeu pour chacun des adversaires.

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•Retour sur quelques textes doctrinaux :

« La notion de « haute intensité » implique qu’aucune limite n’est fixée à l’usage de la force et que l’engagement des ressources est total pour une nation menacée dans ses intérêts vitaux »  [1] (souligné par nos soins).

Cette conception ne tient aucun compte de la stratégie de dissuasion nucléaire, de sa manœuvre pour tester et le seuil d’agressivité critique.
Le concept d’emploi des forces terrestres de septembre 2021 : « Dans l’hypothèse d’un conflit de haute intensité, le fait nucléaire ne peut être écarté, qu’il s’agisse d’un affrontement contre des États possesseurs ou susceptibles de l’être (souligné par nos soins).
Ainsi, le fait nucléaire doit être intégré dès la phase de planification des opérations conventionnelles et spéciales, en s’appropriant la « grammaire nucléaire » de l’adversaire. »
Si ce n’est pas la bataille nucléaire, de quoi s’agit-il ?
La France a toujours rejeté cette option. Contre qui ? Avec qui ? Sur quel territoire ?
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Une analyse erronée de la guerre d’Ukraine

Marioupol n’est pas Stalingrad. Le général Burkardt se trompe lourdement lorsqu’il voit dans la guerre d’Ukraine le retour du conflit de haute intensité en Europe. Il s’agit d’une guerre limitée à la fois dans ses buts et les moyens mis en œuvre (plutôt mal par les Russes et plutôt bien par les Ukrainiens) caractérisée par une forte asymétrie. Elle est aussi un affrontement où la communication et les vecteurs modernes de circulation de l’information tiennent un rôle prépondérant.
Le concept est donc en contradiction absolue avec la stratégie de dissuasion nucléaire traitée respectueusement comme une vieille dame gâteuse sans tenir le moindre compte de son avis.

De surcroît, cette doctrine est d’emblée obsolète.
Le combat de haute intensité à base de feu d’artillerie et de blindés, prépare la guerre d’il y a 80 ans, celle de l’ère industrielle. Elle ne correspond pas à l’ère de l’information-communication. Elle méconnaît le rôle aujourd’hui décisif de la stratégie psychologique à l’égard des opinions. M. Zelenski surmonte ses déficiences en puissance de feu par une médiatisation rigoureusement organisée.

Des opportunités manquées : Le nucléaire et l’autonomie de la France, militaire et énergétique

Il est grave que le président n’ait pas voulu s’exprimer pour rassurer ses concitoyens et affirmer la personnalité stratégique originale de la France alors que la guerre en Ukraine montre l’importance du fait nucléaire sur le double plan de l’approvisionnement en source d’énergie et de menace militaire.

La centrale de Zaporojié constitue un instrument de guerre (physique et psychologique) manipulé par les deux camps en misant sur la peur du nucléaire.
La gesticulation de Poutine de la menace des armes nucléaires appelait non pas une réponse mais l’affirmation de la stratégie de la France, à la fois pour elle-même et pour les membres de l’UE.

Macron n’a pas su/voulu tirer avantage de cet instrument dont la nature est politique. Bref, tout se passe comme si nous n’avions rien. Grave perte de crédibilité : au lieu de développer notre discours stratégique nous le réduisons à une peau de chagrin.

Le maintien des armes nucléaires apparaît de plus en plus comme une entreprise coûteuse et superflue au regard de ses détracteurs de plus en plus influents dans l’opinion.

Le nucléaire civil constitue une alternative aux énergies fossiles et correspond aux besoins de la transition énergétique pour réduire les émissions carbone. Il est urgent de mettre un terme à la gestion déplorable d’EDF et à la gabegie dans l’exploitation et le développement du parc nucléaire.

Analyse erronée involontaire ou occultation délibérée des motivations de Poutine

• L’élargissement de l’OTAN aboutit à une rupture du dialogue avec la Russie.
Au sommet de Bucarest (avril 2008) Nicolas Sarkozy et Henri Guaino se sont opposés à l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. Mais cela n’a pas empêché d’inscrire cet objectif dans le communiqué final de l’OTAN.« L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. »

En août 2008 la guerre d’Ossétie du Sud fait apparaître l’inquiétude russe à l’égard de l’immixtion des Etats-Unis et de l’OTAN dans le Caucase. L’Ukraine manifeste publiquement son intérêt pour une entrée dans l’UE.
Or, à tort ou à raison Poutine est convaincu que tout nouvel adhérent à l’UE devient membre de l’OTAN pour compléter la prospérité par la sécurité sachant que l’UE ne dispose d’aucune force militaire. A ses yeux l’entrée de l’Ukraine dans l’UE s’accompagnerait donc de l’entrée dans l’OTAN.

• La défense anti-missile en Europe a progressé sous Bush, Obama et Trump contrariant le dialogue sur le nucléaire stratégique.
Pour mémoire, « la Turquie héberge un radar BMD américain à Kürecik. La Roumanie héberge une station Aegis Ashore des États-Unis sur la base aérienne de Deveselu. L’Allemagne héberge le centre de commandement à la base aérienne de Ramstein, et la Pologne héberge un autre site Aegis Ashore, actuellement en construction à la base militaire de Redzikowo. » (source fiche OTAN)

L’enjeu n’est pas l’interception des missiles balistiques intercontinentaux et chacun le sait. En revanche, si de tels systèmes qui constituent des armes de guerre électronique étaient déployés en Ukraine ils menaceraient les capacités de C-2 russes sur une profondeur qui pourrait s’étendre jusqu’à Moscou.

Trouver une issue à la guerre

Les buts de guerre formulés au gré des circonstances par Biden, (récuser toute légitimité au criminel de guerre Poutine, puis par Blinken et Loyd (réduire à rien la menace militaire russe,) enfin par Zelinski (libérer la Crimée) ne constituent que des opinions variantes incohérentes. Côté russe, depuis la déclaration du 24 février (« dénazifier » le gouvernement ukrainien, sauver les populations russophones), aucun but n’a été formulé. Cette situation contribue à prolonger la guerre.
La diplomatie française aurait du/devrait œuvrer pour obtenir une déclaration publique écrite des buts de guerre de chacun.

Analyse erronée de la stratégie des Etats-Unis et de la montée en puissance du mouvement neo-conservateur depuis la fin de la présidence de George Bush Père, en 1992 sous l’impulsion de Paul Wolfowitz et Richard Cheney. Elle fait prendre pour des amis des adversaires résolus.

Or les néo-conservateurs n’aiment ni la France ni l’Union européenne. Tout au plus sommes-nous des idiots utiles devenus ici ou là des supplétifs.
En politique étrangère le clivage Républicains-Démocrates n’est pas pertinent. Les neo-conservateurs influencent tous les partis. La seule exception est venue de Trump, vigoureusement combattu par les neo-cons, notamment Antony Blinken et Robert Kagan (époux de Victoria Nuland) en 2019 pour sa conception nationaliste intravertie de la politique étrangère.

Puissance du courant neo con en France et en Europe où il dépasse le clivage (moribond) Droite-Gauche en ayant l’habileté de gagner la lutte dans les médias grâce à l’intervention incessante d’intellectuels genre BHL.
En 2003 c’est de justesse que Chirac-Villepin se sont opposés à l’invasion de l’Irak. Kouchner y était favorable. C’était il y a vingt ans. Depuis on assiste à la « foxisation » rampante de la plupart des médias audiovisuels français : BFMTV, CNews, et aujourd’hui LCI qui a effectué une dégringolade qualitative et déontologique.
Face au discours néo-conservateur, fait défaut une analyse sereine des différences entre Américains et Français qui ne partagent pas les mêmes valeurs. Or dans chaque pays on ne donne pas le même sens aux notions de liberté, de vie humaine et de travail.
Reprendre l’initiative sur le terrain des idées suppose une vision politique. Quelle pourrait-elle être ?

Nécessité d’une rupture politico-stratégique majeure : le non-alignement

Durant son premier mandat le président s’est voulu porteur d’un projet « européen » comportant l’édification d’une défense européenne (Discours de la Sorbonne) compatible avec l’OTAN. Absurdité logique sachant que le SACEUR sera toujours un officier américain.

Aujourd’hui on constate une absence voire un abandon de stratégie. Laisser-faire, laisser- aller au gré des événements et naviguer à vue, sans cap [2].

De quels risques cette défaillance est-elle porteuse ?

Perdre et notre autonomie de décision politique et notre liberté d’action stratégique. S’intégrer comme les Britanniques à la stratégie de l’OTAN en Europe à l’égard de la Russie. A titre d’exemple, les troupes françaises sont positionnées en Roumanie, en tant que force composante de l’OTAN.

Se retrouver entraîné dans une guerre américano-chinoise.

A toutes les époques cela a été un bien grand risque que de s’en remettre à la protection d’une grande puissance (surarmée) mais menacée par la guerre civile comme le sont aujourd’hui les États-Unis.

Une partie de la classe politique française a perdu le sens du monde, de sa diversité, de sa complexité pour rejoindre la vision « the West and the Rest ».
Or pour de multiples raisons, de nombreux Etats, grands et petits (en Asie, en Afrique et au Moyen Orient) ont refusé de condamner l’agression russe et de se joindre aux sanctions.

C’est pourquoi un changement politique et stratégique décisif (une rupture majeure) s’impose sur la base d’une nouvelle estimation de nos intérêts économiques en Europe et dans le Monde dans une période de mutation de civilisation (ère de l’information et transition énergétique).

J’avais suggéré le non alignement européen avant la guerre d’Ukraine. Compte tenu de ses conséquences, cette proposition paraîtra un peu plus illusoire. En fait elle s’impose davantage encore.

Le non-alignement ne serait plus l’anti impérialisme des années 1960 qui fut en partie manipulé par l’URSS à travers Cuba. L’Algérie a récemment montré un regain d’intérêt pour le concept mais dans un esprit tiers-mondiste quelque peu suranné. Mais c’est une voie à explorer.

Il ne s’agit pas de nostalgie archéo-gaulliste mais de réalisme diplomatique et économique dicté par la prudence et le sens de l’intérêt national.
Aujourd’hui, dans le contexte naturel de l’équilibre instable des rapports de forces le non-alignement vise à tenir en respect les velléités de domination des grandes puissances et les dangers résultant de leur possible affrontement.


[1Colonel Fabrice Clée, « Le retour de la haute intensité : comment redéfinir le concept et poser le problème de sa préparation ? », Brennus 4.0, Lettre d’information du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement, octobre 2019. « Le retour de la haute intensité », <https://www.penseemiliterre.fr/ress...>

[2Cette évolution faisant alterner des foucades (le coma de l’OTAN) puis des périodes de dépression (discours de Bormes les Mimosas, août 2022) suggère la cyclothymie, forme (atténuée) de troubles bipolaires. Ce trouble de l’humeur évolue de manière chronique et fluctuante par des périodes euphoriques et des périodes dépressives, sans lien particulier avec les événements de la vie.