Les brouillards de la défense antimissiles


François Géré, Président de l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas)


Bien que certaines fonctionnalités comme le contrôle soient très voisines et centralisées sur les mêmes bases notamment à Ramstein en Allemagne la défense aérienne - pour l’OTAN c’est depuis 1999 l’Air Command and Control System (ACCS)- ne peut en aucun cas être confondue avec la défense antimissiles.

L’actuelle guerre d’Ukraine a fait apparaître trois catégories de menaces : les avions, les drones, les missiles lesquels se subdivisent en fonction du mode de propulsion et de guidage (balistique ou de croisière), de la trajectoire et de la portée. Certains missiles peuvent être équipés d’armes classiques ou nucléaires. Afin de renforcer sa protection et celle de ses alliés européens, le gouvernement allemand s’est tourné vers un de ses fournisseurs privilégiés : Israël.

La défense antimissile israélienne est dite multi-couches car elle utilise trois systèmes distincts : l’Iron Dome, la Fronde de David et l’Arrow. Le premier est conçu pour détruire en vol les roquettes et les missiles de courte portée (4 à 70 km. Son taux d’efficacité est proche de 90%. Le second, développé conjointement par Rafael et Raytheon cherche à intercepter les missiles de portée intermédiaire comme les Scud-B et les Fateh-110 iraniens. Enfin, le système Arrow, dont la dernière version – l’Arrow 3 –, a été développé pour détruire les missiles balistiques lors de leur phase exo-atmosphérique grâce à un projectile cinétique. Conçu par Israel Aerospace Industries et Boeing, il fonctionne avec le radar « Super Green Pine » fourni par Elta Systems (fournisseur israélien de la Bundeswehr). Contrairement à l’Iron Dome aucun de ces systèmes n’a fait ses preuves en situation de combat réel.

Si la préoccupation majeure des Allemands est la menace de l’Iskander russe de moyenne portée, à double capacité, basé dans l’enclave de Kaliningrad ce n’est certainement pas du ressort de l’Arrow 3. C’est pourtant ce système qui a été retenu par Olaf Scholtz et le général Eberhardt Zorn, chef de la Bundeswehr - après indispensable autorisation de Joe Biden car le système comporte plusieurs composants de fabrication américaine - pour matérialiser le programme European Sky Shield (ESS) lancé en octobre 2022 réunissant dix-sept pays de l’OTAN. M. Stoltenberg s’est félicité d’une initiative qui permettra, dit-il, de renforcer la défense aérienne et antimissile intégrée de l’OTAN. Malheureusement ce renforcement dissimule mal une couteuse redondance.

En effet l’Otan déploie en Europe deux sites Aegis Ashore fournis par les États-Unis, en Roumanie sur la base de Deveselu et en Pologne, actuellement en fin de construction sur la base de Redzikowo. Le centre de commandement est installé à Ramstein. Un radar d’alerte avancée américain à Kürecik en Turquie complète le système. Déjà dotée, la Pologne n’a pas rejoint l’ESS. De surcroît, le gouvernement Duda entretient des relations déplorables avec Israël. Plus profondément, Varsovie n’entend pas abandonner à Berlin un leadership sur la défense européenne en regroupant sous son aile les pays baltico-scandinaves et se placer sous protection allemande.

Ceci posé, quels sont les mérites et les limites de la défense antimissile au regard des différents niveaux de menaces ?

La défense antimissile de théâtre ou de zone présente un réel intérêt militaire dès lors que la menace demeure limitée à des explosifs ordinaires et que l’attaque n’est pas massive donc saturante. C’est le cas des roquettes lancées à partir de Gaza contre Israël. La réduction des dommages matériels et humains contribue à rassurer la population et à maintenir le moral. Elle a aussi un intérêt politique. Le gouvernement montre qu’il « fait quelque chose ».

Il en va tout autrement de la protection d’un pays ou d’un continent contre une éventuelle attaque stratégique nucléaire. Bien qu’il soit mathématiquement avéré que dans le monde réel l’interception à 100% n’existe pas, le BMDO a brouillé les perceptions quant à l’efficacité de la défense antimissile. Les interceptions réussies concernent un ou deux simulacres de missiles attaquants simples (dont les spécifications techniques sont connues puisqu’ils sont fabriqués par les entreprises américaines). Or une attaque réelle comporterait une ou plusieurs salves de dizaines de missiles, furtifs manoeuvrants, équipés de leurres, porteurs de plusieurs charges indépendamment guidées et durcies. De plus il n’est pas nécessaire que tous les missiles soient dotés d’une charge nucléaire. Il suffit d’une ou deux têtes nucléaires au milieu de toutes les autres armées conventionnellement ou même vides. Or il est impossible de discriminer au sein du « cortège » la nature de la charge. Périodiquement les études de scientifiques indépendants font état d’énormes difficultés techniques qui ne sauraient être surmontées à horizon de dizaines d’années. Dernier en date, en janvier 2022 le rapport de la société américaine de physique sur la menace de la Corée du Nord, Ballistic Missile Defense : Threats and Challenges.

Dans la lutte des perceptions il est classique de présenter les dirigeants français crispés sur leur dissuasion nucléaire, incapables de s’ouvrir à des alternatives plus souples, plus réalistes et moins radicales. Ce n’est pas par rigidité dogmatique que les gouvernements français ont écarté l’illusion du bouclier antimissile. La France reconnaît la valeur d’une défense antimissile de théâtre. C’est pourquoi elle a développé l’Aster avec l’Italie programme piloté aujourd’hui par MBDA sous le vocable SAMP/Mamba.

Au niveau stratégique, le rapport entre épée et bouclier demeure largement et durablement en faveur de la première. Comme la France, ni les États-Unis, ni Israël ne prendraient le risque de s’en remettre à la seule DAMB dans l’éventualité d’une attaque balistico-nucléaire susceptible de faire passer ne serait-ce qu’ une seule charge de 50 ou 100 kt (Hiroshima 17kt) sur une grande agglomération.


François Géré, Les brouillards de la défense antimissiles, L’Opinion, 20 juin 2023.


Photo : Jan. 3, 2014 - The Israel Missile Defense Organization (IMDO) and the U.S. Missile Defense Agency (MDA) completed the second successful flyout test of the Arrow-3 interceptor - United States Missile Defense Agency.