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Projet politique, non-alignement et stratégie des moyens
François Géré est président et fondateur de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS).
Il est vain de formuler une stratégie et plus encore de qualifier et dimensionner les ressources et les forces des armées en l’absence d’un projet politique de long terme reposant sur des axiomes acceptables et acceptés par les citoyens. Un projet diffère d’un programme parce qu’il s’affranchit des échéances électorales et se veut assez assuré pour surmonter les résistances qu’il ne manquera pas de rencontrer face à d’autres projets contraires et contrariants tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est une projection dans l’espace-temps d’une volonté de construction politique. Il correspond à ce que l’on nomme parfois « grande stratégie ». Entreprise de synthèse difficile et rare. Tel fut cependant le cas de Périclès, de William Pitt, de Theodore Roosevelt, de De Gaulle, de Deng Xiao Ping. A vrai dire, les échecs l’emportent de beaucoup sur les succès. Notons qu’il ne s’agit pas d’une question de quantité de puissance mais d’adéquation qualitative entre le projet et les moyens qu’il est possible de créer et de mobiliser.
Aujourd’hui l’ensemble de la classe politique française se révèle incapable de formuler un projet de cette nature. Il en va de même pour l’Union Européenne. Quant au Royaume-Uni, post Brexit, La velléité néo-impériale de Boris Johnson a tourné court, virant à la bouffonnerie. Bonne leçon. Le projet de Vladimir Poutine de restauration d’une Grande Russie sombre dans les mésaventures ukrainiennes. Les fantasmes de restauration de l’Empire ottoman s’écroulent devant la dure réalité de la faiblesse économique de la Turquie.
Il n’existe aujourd’hui que trois projets : celui des États-Unis, de la Chine et d’Israël. L’Inde est encore trop fragmentée pour être capable d’affirmer une volonté de long terme.
Les USA détiennent la capacité technologique, financière et militaire à affirmer un projet à travers ce leadership dont ils se disent dépositaires. Toutefois, le projet néo-conservateur a échoué au Moyen Orient. Plus grave, il rencontre à l’intérieur l’opposition du courant populiste incarné par Donald Trump. Si le but ultime, à savoir la prédominance mondiale des États-Unis, reste identique, les stratégies s’opposent. En résultent des tensions si graves qu’elles ébranlent jusqu’aux fondements institutionnels et exacerbent les tensions inter communautaires. Enfin, si le courant idéaliste libéral l’emportait sur le réalisme un affrontement direct avec la Chine, préparé depuis plus de vingt ans par l’Office of Net Assesment du Pentagone, diplomatiquement organisé par l’artisan de l’AUKUS, le conseiller spécial du président Biden, Kurt Campbell pourrait s’actualiser.
La Chine s’est engagée avec Xi Jing Ping dans la voie d’un durcissement politique, culturel, diplomatique et militaire. Le développement de la puissance chinoise ne saurait être que mesuré, graduel, encore limité à l’environnement, certes élargi, de leur territoire. Les dirigeants communistes sont avant tout préoccupés de la conservation de leur domination intérieure dont la réelle fragilité les inquiète. Cette posture écarte les options aventuristes telles qu’une invasion de Taïwan. Seule la certitude de voir une émancipation politique totale de ce territoire pourrait conduire Pékin à franchir le seuil de la guerre. Ceci posé, la Chine tient les États-Unis pour une puissance foncièrement hostile contre laquelle elle lutte avec prudence, ruse et circonspection sur tous les plans d’une stratégie intégrale. Mais, conscients de leurs multiples faiblesses, les dirigeants chinois hésiteront à précipiter un affrontement direct faute de disposer de capacités suffisantes, ce qui encore loin d’être le cas.
Israël mène avec une remarquable persévérance son projet expansionniste sur les territoires palestiniens. Les objectifs finaux sont plus ou moins ambitieux. L’instabilité politique n’affecte que très marginalement une stratégie qui varie peu. Cette continuité a permis de tirer parti des antagonismes entre Arabes et Perses. Le rapprochement avec les Etats du Golfe contre l’Iran constitue une victoire diplomatique en sorte que la question palestinienne tend à s’effacer derrière la préoccupation d’un Iran doté de l’arme nucléaire. La colonisation progresse inexorablement.
L’État hébreu dispose d’un réseau mondial de soutiens puissants tant financiers que culturels. Il est parvenu à organiser un lobbying d’une remarquable efficacité. Ses connexions avec les néo conservateurs américains tels qu’Anthony Blinken et le « clan » Kagan garantissent un soutien sans faille de la part de Washington.
Par ailleurs grâce à leurs performances en innovation technologique, les laboratoires de recherche israéliens ont établi des coopérations avec tous les États occidentaux.
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Pour la France mais aussi pour l’Union européenne dans un souci - à supposer qu’il existe vraiment - d’affirmer une personnalité politique il n’existe pas d’alternative à l’adoption d’un projet en rupture avec les engagements et les alliances existantes devenues inadéquates et obsolètes.
Le non-alignement - je le répète - constitue la meilleure solution pour éviter tout dérapage mais aussi pour rallier les nombreux États à travers le monde qui ne souhaitent pas devenir les satellites des États-Unis ou de la Chine. Le non-alignement c’est l’autonomie de décision face aux risques d’entrainement via l’OTAN dans des affrontements pour des intérêts qui ne sont pas les nôtres avec des conséquences négatives pour notre sécurité et notre prospérité. L’Ukraine est un avant-goût. Dans ces conditions, toute décision engageant l’avenir de nos forces s’avérerait non seulement prématurée mais inadéquate.
Nos chefs militaires actuels regardent le présent (la guerre en Ukraine) à la lumière du passé. Ils envisagent des affrontements surannés, ceux de l’ère industrielle. Or cette guerre constitue une transition de phase entre guerre de l’ère industrielle et guerre de l’ère de l’information. L’affrontement repose sur la combinaison et la complémentarité des capacités de haute technologie des Etats-Unis et les moyens traditionnels de l’Ukraine qui fournit les troupes au sol. L’ensemble est articulé par une manœuvre de stratégie psychologique multiforme essentielle visant à acquérir, conserver et prolonger l’engagement économique des États européens.
Cette guerre d’une grande originalité fournira des leçons utiles mais ne saurait en aucun cas servir de modèle sauf à l’interpréter complètement de travers comme semble le faire l’Etat-major français.
Nous avons et devons prendre tout le temps de concevoir, organiser et construire des capacités permettant de placer notre appareil militaire en phase avec l’ère de l’information-communication et d’acquérir sinon la supériorité du moins la suffisance dans les principaux domaines de l’affrontement futur. Ce sont de telles capacités qui confèreront sa crédibilité à notre posture de non-alignement.
Les composantes du C4-I-SR telles qu’elles se répartissent dans les différents domaines à savoir :
L’espace (tous satellites)
Le spectre électro-magnétique par la guerre électronique offensive et défensive.
Le cyber espace
Le domaine médiatique. Pour la France le retard à rattraper se révèle considérable.
Il est urgent d’y remédier par l’organisation et la diffusion de l’information classique sur le déroulement de la guerre à travers tous les vecteurs ordinaire de communication (presse, télévision) et l’action par et dans les réseaux sociaux. L’exemple de l’ISW (Institute for the Study of War) dirigé par Madame Kagan est remarquable. Nos instituts auraient tout intérêt à s’en inspirer.
Dans l’ère de l’information-communication la notion de champ de bataille subit une dématérialisation. Cette mutation irréversible ira s’accentuant en privilégiant les domaines immatériels et virtuels.
Dans les domaines matériels (terre, mer, espace aérien de proximité) les effecteurs cinétiques (canons, missiles, blindés, hélicos) restent indispensables mais ne sauraient constituer que l’outil permettant de parachever la victoire d’une guerre déjà gagnée sur la volonté de résistance de l’adversaire. Leurs effets de destruction sur les hommes et les objets sont immédiatement capitalisés en effets psychologiques.
Enfin, la stratégie de dissuasion par les armements nucléaires demeure également indispensable. Elle constitue elle-même un instrument psycho-politique virtuel qui permet de neutraliser la menace des forces de destruction physique conventionnelles et nucléaires dont dispose l’adversaire.
Documents joints
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