L’énigme constituée par l’émergence récente d’une organisation chiite dans les territoires palestiniens

Le précédent constitué par l’apparition d’une organisation chiite dans les territoires palestiniens :

L’émergence d’une nouvelle organisation chiite radicale palestinienne, la première du genre dans les territoires palestiniens qui ne comptent théoriquement pas de communauté chiite - sinon quelques membres s’en revendiquant dans le Nord de la Cisjordanie, notamment à Jénine, donc à proximité de la frontière libanaise et de la culture hezbollahie du sud-Liban - a été officiellement annoncée au début du mois de mars 2006 à Ramallah (toponyme arabe signifiant « hauts lieux de la spiritualité »), où la construction d’une mosquée chiite était d’ores et déjà projetée. Cette nouvelle organisation, qui se fait appeler « Haut Conseil Islamique Chiite de Palestine », serait dirigée par un certain Mohammad Ghawanmeh, et a donné lieu la déclaration suivante : « Nous, au nom de l’islam sacré et depuis le cœur de la Palestine proclamons l’établissement du Haut Conseil Islamique Chiite en Palestine, un prolongement de l’islam sacré ». La déclaration fait l’éloge de l’Iran, considérant même que l’organisation naissante ne constitue somme toute qu’un prolongement de la République islamique d’Iran et la décrivant comme « un pilier du projet islamique global en vue du rétablissement du Califat » [1]. Et de préciser à toutes fins utiles : « Nous voulons que le Conseil fasse office de relais pour faire bénéficier le peuple palestinien de l’aide de l’Iran et de l’ensemble du monde chiite. Nous comptons déjà un nombre important de coreligionnaires et de soutiens » [2] .

Le résultat d’une mutation idéologico-confessionnelle à l’œuvre depuis la fin de l’année 2005 et le début de l’année 2006 :

Par-delà l’officialisation de l’annonce, la mise sur pied de cette nouvelle organisation semblerait remonter en réalité à plusieurs mois. Mohammad Ghawanmeh qui fut pendant plus d’une quinzaine d’années prisonnier des geôles israéliennes en tant que responsable du Djihad islamique dans la Bande de Gaza ainsi qu’à Ramallah, fut de fait très proche de Fathi Shikaki, le secrétaire général du mouvement assassiné à Malte en octobre 1995, sans doute par le Mossad. Ramadan Abdullah Shalah, celui qui avait succédé à la tête de cette organisation à Fathi Shikak avait déclaré en 2002 : « Le Djihad islamique palestinien est un des nombreux fruits de l’arbre de notre meneur Khomeyni » [3] . Le mouvement a toujours été très lié à Téhéran en dépit de son obédience sunnite officielle. Aussi n’est-il pas nécessairement surprenant aujourd’hui que l’un de ses principaux représentants soit celui-là même directement à l’origine de la création d’une organisation revendiquant ouvertement son obédience chiite et son allégeance à Téhéran. Mohammad Ghawanmeh reconnaît d’ailleurs avoir des contacts étroits avec la République islamique d’Iran et des « éléments chiites » au Liban, le Hezbollah pour ne pas le nommer. Une situation qui n’a pas manqué d’inquiéter aussi bien le Fatah du Président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas que la direction du Hamas. Aucun des deux mouvements ne souhaite voir la montée en puissance d’une organisation concurrente, qui plus est d’obédience chiite. Selon un official du Hamas à Gaza, l’existence d’un groupe chiite est « très préoccupant et pourrait avoir des répercussions catastrophiques sur la situation des Palestiniens » [4] . Tant et si bien que les deux mouvements ont, dans un rare manifestation de consensus, contribué à faire distribuer des tracts explicitement destinés à mettre garde la population contre les agissements des « hérétiques ». L’un d’entre eux affirmait même : « Nous avons déjà trop de groupes et de milices armées en Palestine. Il n’y a pas de place pour un mouvement supplémentaire, particulièrement s’il se revendique du chiisme ». Signe des temps, l’insulte la plus communément utilisée entre le Fatah et le Hamas ouvertement rivaux politiquement parlant est précisément celle stigmatisant l’adversaire comme « chiite » [5] .

La marque d’une influence exogène ou la confirmation anxiogène d’un courant de conversion au chiisme dans les sociétés sunnites ?

Il est intéressant de noter que des rumeurs et craintes relatives à un mouvement de conversions (tashayyu) de sunnites au chiisme se manifestent depuis un certain temps dans le monde arabo-musulman, et notamment dans des pays où le chiisme était jusqu’à présent là aussi inexistant, comme la Jordanie, ou largement marginal, comme l’Egypte. Or, aux dires de Mohammad Ghawanmeh, le « Haut Conseil islamique chiite de Palestine » entretiendrait des relations avec les Chiites d’Egypte : « Nos frères chiites d’Egypte ont d’ores et déjà établi leur propre organisation et nous travaillons ensemble » [6] . Ce mouvement de conversions supposé inquiète donc les pouvoirs en place par les turbulences sectaires déstabilisatrices qu’il pourrait engendrer. Il demeure peut-être encore restreint et difficile à mesurer, mais la polémique qu’il suscite est bien réelle. La question qui se pose est évidemment de savoir quelle peut être la raison d’être de cette séduction soudaine exercée par le chiisme, traditionnellement très minoritaire en terre arabe, sauf en Irak, à Bahreïn, voire au Liban. Il faut sans doute y voir le résultat de la popularité accrue de l’Iran et de son allié chiite libanais, le Hezbollah, dans les opinions publiques de la région, ce que l’on a coutume de qualifier souvent un peu hâtivement d’ailleurs de « rue arabe ». Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, est récemment apparu comme un nouveau héros arabe pour avoir mené le combat contre Israël au cours de l’été 2006. Profitant peut-être de cette opportunité, Téhéran est, depuis, accusé d’accomplir un travail « missionnaire » intensif auprès des populations sunnites. Le fait est que chez de nombreux sunnites arabes, la République islamique d’Iran et ce qui est considéré comme son factotum libanais, le Hezbollah, sont perçus comme les seules forces manifestant non seulement la volonté mais aussi la capacité de s’opposer militairement aux Etats-Unis et à Israël. Cette identification politique à la République islamique et au Hezbollah se traduirait alors sur le plan religieux par une conversion au chiisme [7] .

Conclusion :

Il est évidemment trop tôt pour avoir confirmation de l’importance du phénomène, mais s’il devait être avéré, cela constituerait sans doute un tournant pour la région par le fait que ce mouvement de conversions pourrait, à terme, bouleverser la géopolitique ethno-confessionnelle du monde arabo-musulman.

[1Cf. Asharq Al Awsat, 3 mars 2006.

[2Cf. Aaron Klein, WoldNetDaily.com, 7 mars 2006.

[3Cf. Iranian Republic News Agency IRNA, 22 mai 2002.

[4Cf. Khaled Abu Toameh, « New Shi’ite group worries Hamas, PA », and « New Shi’ite group has Hamas, PA rattled. Officials : Iran stoking Sunni-Shi’ite strife », in Jerusalem Post, 6 mars 2006.

[5Cf. Martin Peretz , « A Sunni Shia Rift in Palestine : Long Division », The New Republic, 3 septembre 2006.

[6Cf. Khaled Abu Toameh, « New Shi’ite group worries Hamas, PA », and « New Shi’ite group has Hamas, PA rattled. Officials : Iran stoking Sunni-Shi’ite strife », in Jerusalem Post, 6 mars 2006.

[7Cf. Israel Elad-Altman, « L’islam chiite à la conquête de la majorité sunnite », in Le Monde 2, n° 157, 17 février 2007.