Retour sur le discours d’Istres du 19 février 2015

Alors la date du traditionnel discours présidentiel sur la dissuasion nucléaire approche, il peut être utile de se pencher à nouveau sur celui du président Hollande en tentant d’en extraire les lignes de forces.

Absence d’ennemi déclaré

Des Etats proliférants nucléaires sont nommés : l’Iran (ante juillet 2015 [1]) et la Corée du Nord. La prolifération chimique et la prolifération biologique, sont associées, au moins discursivement dans le texte, à la prolifération nucléaire. Aussi, la Syrie de Bachar El-Assad est-elle citée au titre de la prolifération chimique [2].

On peut donc d’abord en conclure que la dissuasion nucléaire française est destinée à dissuader, entre autre – mais pas seulement puisqu’il n’y a pas d’unique vocation ou sole purpose –, un Etat de recourir à toute arme de destruction massive (nucléaire, biologique, chimique).

L’ennemi inconnu n’est-il pas aussi un ennemi innomé ? Il peut certes s’agir de l’ennemi nouveau, imprévu, surgissant de l’actualité stratégique, mais il peut aussi s’agir d’un ennemi que l’on ne peut ni ne veut nommer, d’abord pour des raisons de confort politique et diplomatique, ensuite pour éviter de générer une situation crisogène voire belligène. Le concept de surprise stratégique permet de pallier à cette ambiguïté. La surprise tente de tenir compte de ce que l’on ne peut pas prévoir. Elle permet aussi de formuler ce que l’on ne veut pas officiellement et discursivement prévoir. Elle permet ainsi, par exemple, d’affirmer que l’on est prêt sans avoir à désigner contre qui.

Permanence de la dissuasion nucléaire

Le président de la République affirme que des menaces telles que la crise ukrainienne, l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), la cyberattaque contre Sony, les surprises voire les ruptures stratégiques sont prises en comptes par la France.
Dans le cas du terrorisme de l’OEI, la dissuasion pourrait théoriquement fonctionner puisque ce mouvement terroriste connaissait (son existence étant remise en question à court terme) un phénomène de tellurisation lui donnant par certains aspects, des formes que l’on retrouve chez les Etats. Reste le problème du culte du martyr pouvant rendre hermétique à la menace de destruction.

Concernant la prise en compte d’une cyberattaque, la dissuasion nucléaire ne pourrait fonctionner qu’à condition qu’il y ait non seulement possibilité d’attribuer l’attaque mais encore que celle-ci relève d’un Etat et non d’un groupe terroriste. Du reste, nous n’avons pas encore assisté à des cyberattaques d’une ampleur et d’une profondeur à même de mettre en danger les intérêts vitaux d’un pays. 

La France rappelle par ailleurs qu’elle ne connaît pas pour elle-même de stratégie d’emploi de l’arme nucléaire sur le champ de bataille.

Le Président déclare enfin que la dissuasion nucléaire permet de préserver la « liberté d’action et de décision » contre toute menace de « chantage d’origine étatique » ce qui écarte les groupes terroristes.

Quels types de frappes ?

Le président de la République précise que les «  forces nucléaires françaises doivent être capables d’infliger des dommages absolument inacceptables pour l’adversaire, sur ses centres de pouvoir, c’est-à-dire, sur ses centres névralgiques, politiques, économiques et militaires ». La doctrine annonce donc potentiellement, une capacité à la fois à la décapitation des centres de pouvoir, à l’anti-valeurs, à l’anti-ressources et à l’anti-forces. Or les « centres névralgiques » sont essentiellement situés dans les villes ce qui pourrait laisser croire au maintien, par certains aspects, des objectifs démographiques ; par certains aspects seulement, dans la mesure où une doctrine anti-cité ne se focalise que sur les villes pour exercer ses menaces de frappes et donc sa dissuasion nucléaire.

Intérêts vitaux nationaux et dissuasion élargie de facto

Le président Hollande identifie comme étant le cœur des intérêts vitaux français l’intégrité du territoire et la sauvegarde de la population. La liste des intérêts vitaux demeure cependant volontairement floue pour que le champ de la dissuasion soit le plus libre et le plus couvrant possible. Il est par ailleurs rappelé qu’en cas de méprise « sur la délimitation de nos intérêts vitaux », la France peut manifester sa détermination à se défendre par un « avertissement de nature nucléaire » ; probablement un tir de faible puissance ou une impulsion électromagnétique effectuée à partir d’un missile de croisière ASMP-A (Air Sol Moyenne Portée Amélioré) ou d’un missile Mer-Sol-Balistique-Stratégique (MSBS) équipé d’une seule tête.

Le discours affirme que «  la définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale  » et rappelle que la stratégie de défense française n’est pas déconnectée de son environnement, y compris en matière nucléaire.
François Hollande rappelle ensuite la solidarité de la France avec l’Europe, notamment la communauté d’intérêts en cas d’agression mettant «  en cause la survie de l’Europe ». On peut donc déduire de cette assertion qu’il s’agit probablement d’un rappel comme quoi la dissuasion nucléaire française bénéficie aussi, de facto, à l’Europe.

Assurance négative de sécurité

Dans une formulation identique à celle de la Nuclear Posture Review de 2010 (NPR 2010) américaine, le discours énonce une assurance négative de sécurité en affirmant que «  la France n’utilisera pas d’armes nucléaires contre les Etats non dotés de l’arme nucléaire, qui sont parties au Traité de non-prolifération et qui respectent leurs obligations internationales de non-prolifération des armes de destructions massives.  » Le non-usage en premier n’est pas mentionné. La France, fidèle à sa doctrine historique, ne s’interdit pas le first use.

Arsenal détenu, désarmement et défense antimissile

Le Président Hollande dévoile les chiffres de 48 missiles MSBS (M45 et M51) et de 54 vecteurs ASMP-A, détenus au total par la France. Ces vecteurs ASMP-A ne sont pas des missiles, un vecteur ne devenant « un missile que lorsqu’il est doté d’une charge explosive » [3].

En contradiction apparente avec le début du discours qui semblait presque prendre ses distances avec le désarmement et l’objectif d’un monde sans armes nucléaires, mais en cohérence avec la politique étrangère française qui avait conduit à signer le résolution 1887 du Conseil de Sécurité des Nations unies (CSNU), le texte affirme par la suite l’attachement de la France à cet objectif, « quand le contexte stratégique le permettra », et en profite pour rappeler qu’aucun autre Etat actuellement doté de la Bombe n’est allé aussi loin en matière de désarmement et d’irréversibilité des décisions (démantèlement de la composante nucléaire sol-sol et des installations de production de matières fissiles, réduction de l’arsenal à 300 têtes nucléaires, arrêt des essais nucléaires).

Concernant la défense antimissile (DAM), si les discours de Brest (2006) et de Cherbourg (2008) se montraient soucieux de rappeler que la DAM, envisagée quant à son intégration dans un cadre interallié, ne pouvait être – eue égard à son imperfection – qu’un complément à la dissuasion nucléaire, le discours d’Istres semble se focaliser sur les risques que peuvent présenter les DAM (envisagées chez l’adversaire) pour les armes françaises. Parallèlement, le Livre blanc de 2013 a acté le principe d’une DAM de théâtre et les déclarations des sommets de l’OTAN ont réaffirmé régulièrement depuis 2005 le principe d’une DAM de théâtre et depuis 2009, celui d’une DAM de territoire ayant pour base la DAM de théâtre otanienne.

Ainsi, dans le discours d’Istres, la formulation laconique de l’enjeu représenté par la prolifération des vecteurs et par la DAM pourrait laisser supposer le raisonnement suivant : la prolifération missilière (balistique et de croisière) est un phénomène inéluctable en raison de son caractère relativement bon marché ; il n’est par conséquent plus l’heure de rechercher une contention juridique du phénomène (au contraire du discours de Cherbourg) ; les systèmes antimissiles sont des innovations technologiques irréversibles et actuelles qu’il s’agisse de la DAM intégrée entre alliés ou des DAM développés par les adversaires potentiels ; par conséquent, il est nécessaire pour la France d’adapter ces armes nucléaires afin qu’elles continuent de garantir l’efficacité de la dissuasion.

Ciblage

Alors que le discours de Cherbourg [4] affirmait qu’ «  aucune de nos armes n’est ciblée contre quiconque », le discours d’Istres ne comporte plus de telles précisions. Etant donné les affirmations du discours de Cherbourg et celles de l’allié américain avec l’open-ocean targeting de la NPR 2010, il est probable que la France ait maintenu son dé-ciblage nucléaire.

La dissuasion nucléaire est indispensable à la survie de la Nation et à l’entretien de l’affût de l’outil de défense, et sont recours ne peut être envisagé qu’en des circonstances extrêmes de légitime défense, pour protéger les intérêts vitaux de la France. Le discours est donc sans rupture, mais il comporte quelques inflexions telles qu’une montée en puissance de la transparence (bien que filée depuis les précédents discours), une prise en compte plus avancée de la technologie de la DAM, une énonciation très américaine de l’assurance négative de sécurité et une connexion à la thématique du Global Zero, conforme à l’actualité de la politique étrangère française (résolution 1887 du CSNU) mais en décalage avec la position traditionnelle de la France qui a toujours désarmé seule et entretenu une certaine méfiance à l’égard du désarmement international.


Alexis Baconnet est chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé au Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense (CLESID), EA 4586 Francophonie, mondialisation et relations internationales, université de Jean Moulin Lyon 3.


Image : © Une minute pour comprendre le Rafale - TF1 2016

[1La crise du nucléaire iranien a été réglée par les Accords de Vienne du 14 juillet 2015. Quid avec l’invalidation des accords par le président Trump ?

[2Damas avait accepté de détruire ses stocks d’armes chimiques en 2013 sous les menaces internationales à propos du recours à ces armes dans la banlieue de Damas en août 2013. En 2016, ces stocks sont désormais détruits.

[3Bruno Tertrais, « La dissuasion nucléaire selon François Hollande », in Philippe Wodka-Gallien (dir.), Le nucléaire militaire, Perspectives stratégiques, Revue Défense Nationale, été 2015.

[4« l’absence de ciblage préétabli date du discours prononcé par le président de la République Jacques Chirac en 1997, à l’occasion du démantèlement des missiles sol-sol à portée intermédiaire du plateau d’Albion. », André Dumoulin, Histoire de la dissuasion, Paris, Argos, Histoire, 2012, p. 151.