Permanence et actualité des manœuvres démonstratives nucléaires

Appelées gesticulations nucléaires durant la Guerre froide, les manœuvres démonstratives nucléaires reviennent en force sur l’échiquier stratégique international : vols de bombardiers stratégiques russes, tirs de missiles à capacités duales, manifestation d’un sous-marins nucléaire russe, déclarations, tirs de missiles balistiques et essais nucléaires nord-coréens... Quels effets ces manœuvres permettent-elles de rechercher voire de produire ?

Pour François Géré, l’essence de la manœuvre « vise à obtenir pour soi le plus grand degré de liberté d’action en réduisant corrélativement au degré le plus bas celle de l’adversaire. » [1] Il en va de la même logique pour ce que Lucien Poirier appelle la manœuvre dissuasive. Cette manœuvre se développe à la fois dans le domaine de la stratégie des moyens et dans celui des « concepts d’emploi virtuel » des systèmes de forces. Pour Poirier, le dissuadeur construit des modèles stratégiques décrivant l’enchaînement logique des opérations si l’adversaire passait à l’action et ces modèles sont autant prévisionnels et normatifs qu’analytiques. Leur connaissance doit enfermer tout candidat agresseur dans un dilemme : ou bien prendre l’initiative militaire sachant qu’à partir d’un certain moment son offensive l’exposera à une riposte nucléaire ; ou bien s’abstenir d’agir par crainte d’une impasse. « La stratégie de dissuasion s’exprime donc dans ses modèles théoriques ayant pour objet, par leur affichage en temps normal, d’informer sans ambiguïté les éventuels trublions sur ce qui se passerait, selon toute probabilité, s’ils osaient les initiatives militaires que le discours modélisé prétend leur interdire.  » [2]

Hervé Coutau-Bégarie expose quant à lui, dans la lignée de Lucien Poirier, que : «  la crédibilité de la dissuasion dépend non seulement de la fiabilité de l’arme, mais aussi de la conviction qu’a l’ennemi potentiel que son détenteur serait prêt à s’en servir (…). La puissance nucléaire va donc monter une véritable manœuvre dissuasive par laquelle il va faire connaître quels intérêts vitaux sont couverts par la dissuasion. Les capacités physiques de l’arme sont amplifiées par le discours auquel elle donne lieu. La stratégie opérationnelle qui serait mise en œuvre en cas d’échec de la dissuasion va être précédée d’une stratégie déclaratoire destinée à orienter le comportement de l’adversaire et à prévenir ses erreurs de calcul.  » [3]

Les manœuvres démonstratives nucléaires sont donc une composante de la manœuvre dissuasive. Au-delà des aspects transparents et pédagogiques (stratégie déclaratoire, stratégie opérationnelle) de la manœuvre dissuasive, les manœuvres démonstratives nucléaires permettent l’envoi de signaux d’une manière davantage insinuées : manœuvres de forces nucléaires sans précisions discursives (notamment en marge d’un conflit armé à des fins de sanctuarisation d’un espace ou de limitation du conflit), déclarations techno-scientifiques laissant supposer à un progrès de la stratégie des moyens et donc à une naissance (en cas de prolifération) ou à un progrès de la stratégie de dissuasion… Les manœuvres démonstratives nucléaires constituent un des éléments de la stratégie de dissuasion nucléaire. Elles informent les adversaires potentiels comme les alliés, de la qualité, de la crédibilité et de la détermination à la fois de la stratégie des moyens et de la stratégie de dissuasion nucléaire de l’État. Elles servent la dialectique globale de la dissuasion nucléaire.

Les manœuvres démonstratives nucléaires peuvent, du reste, s’inscrire dans le fonctionnement des crises nucléaires et ainsi renforcer l’utilité de ces dernières. Lucien Poirier estime que la crise est une période d’incubation des conflits armés. Elle est, dans la dynamique du système international, un fait de conflit entre les États ; un fait de la politique ; une modalité du commerce politique ; un moment critique dans l’évolution de ses relations d’échange et de communication. La crise est une manifestation de la détérioration des facteurs d’équilibre assurant la coexistence entre les États, remettant en cause la stabilité. Elle procède d’une négation de l’ordre établi, régional ou global [4].

Mais la crise, d’après Alain Joxe, peut aussi être un « moyen que se donnent les ensembles nationaux pour obliger les intérêts plus ou moins antagoniques qu’ils regroupent, à se définir les uns par rapport aux autres et à conformer éventuellement un nouvel équilibre politique interne. La crise est en ce sens une catharsis (au sens que Gramsci donne à ce mot) du point de vue du système politique interne des différents acteurs. Dans cette approche, la distribution des intérêts sur l’ensemble des personnes du jeu politique n’est pas donnée, avant, pendant et après la crise, mais est précisément remaniée par l’épreuve de la crise elle-même.  » Alain Joxe conçoit donc la crise comme une institution transnationale, fruit de l’absence d’institution mondiale légitime (contrairement à ce qui existe à l’intérieur des États) ; la pratique des intérêts transnationaux ne pouvant s’exprimer que par des crises sans règle institutionnelle légitime. À partir du cas de la crise de Cuba, il estimait vraisemblable de penser qu’une nouvelle crise nucléaire devait un jour avoir lieu «  pour éviter que l’humanité oublie la "peur nucléaire" et qu’elle cesse de croire que "la paix est nucléaire".  » [5]

Dans la mesure où la crise (notamment nucléaire) est une institution, elle est destinée non seulement à servir de moyen de dialogue, mais aussi à rappeler l’existence d’un risque et à re-stabiliser une situation ou un système. Les manœuvres démonstratives nucléaires sont une répétition et une réassurance du jeu de la dissuasion et de ses effets stratégiques. La crise nucléaire et les manœuvres démonstratives nucléaires lui donnant corps opèrent une réassurance pédagogique de la dissuasion nucléaire ainsi qu’une réassurance du maintien en condition des capacités de la dissuasion nucléaire.


Alexis Baconnet est chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé au Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense (CLESID), EA 4586 Francophonie, mondialisation et relations internationales, université de Jean Moulin Lyon 3.


Photo : Tu-160 russe escorté par un Tornado britannique après interception © OGL UK MoD 2010

[1François Géré, « Manœuvre », in François Géré, Dictionnaire de la pensée stratégique, Paris, Larousse, Les Référents, 2000, p. 174.

[2Lucien Poirier, Des stratégies nucléaires, Bruxelles, Complexe, 1988 (1ere éd. 1977), pp. 136-137.

[3Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Paris, Economica, Bibliothèque stratégique, Institut de stratégie comparée, 5e édition, 2006, pp. 471-472.

[4Lucien Poirier, Stratégie théorique, Paris, Economica, Bibliothèque stratégique, Institut de stratégie comparée - Fondation pour les études de défense, 1997 (3e édition), pp. 344-345.

[5Alain Joxe, Socialisme et crise nucléaire, Paris, L’Herne, 1973, pp. 17-18.