Défense antimissiles : beaucoup de bruit pour rien ?

Face au projet d’installation d’un radar en République tchèque et de dix intercepteurs en Pologne, Vladimir Poutine hausse le ton. Il fait expérimenter ses missiles les plus modernes, menace de cibler ces deux pays, dénonce une violation des traités.

L’argument juridique ne pèse pas lourd. Le seul texte que l’on pourrait invoquer serait le traité ABM de 1969 dont les Etats-Unis sont sortis en 2002 sans provoquer le moindre émoi. Ce ne sont pas davantage dix missiles et même plus, qui pourraient affecter les capacités remarquables des missiles intercontinentaux de la Russie dotés de contre-mesures capables de défier toute interception. Et même si les Etats-Unis ont fait d’importants progrès depuis le lancement de l’IDS en 1983, la technologie est loin d’avoir atteint la maturité nécessaire pour prétendre avant une vingtaine d’années à une efficacité significative.

Pourtant l’administration Bush veut prendre date et installer en Europe des segments d’une architecture générale comme elle l’avait déclaré lors de la campagne présidentielle de 2000. Face à cet entêtement, la dureté des déclarations russes suggère un mauvais remake de la guerre froide. Il s’agit bien plutôt du début d’une nouvelle confrontation, très différente, entre deux Etats : l’un qui, de sa puissance, entend retirer les plus grands bénéfices et l’autre qui cherche à enrayer son déclin, dans l’espoir d’un proche redressement. C’est d’un côté, la Russie structurellement affaiblie mais qui ponctuellement tient tête, de l’autre les Etats-Unis, empêtrés en Iraq mais structurellement encore dominants. Ce sont enfin des Européens divisés non plus par des barbelés mais par leurs incertitudes politiques, coincés entre de deux manoeuvres dont ils ne savent comment se dégager.

Occupant des positions nouvelles, posant de futurs jalons (Asie Centrale, Caucase, Caspienne…), la poussée eurasiatique de la puissance américaine est continue depuis 1990. A cet égard, les projets anti missiles ne constituent qu’un élément parmi bien d’autres de cette avancée continue. L’entreprise correspond au style stratégique américain, qui cherche à passer en force en se fondant sur la haute technologie. Les sites tchèques et polonais seront connectés au centre de Cheyenne Mountain, siège du dispositif de communication et de commandement stratégique américain.

En face, le Kremlin développe sa propre manœuvre, forcément limitée. Elle se fonde sur l’intimidation : les tests de tirs des missiles balistiques les plus modernes, un chantage à peine dissimulé sur l’énergie. Sur un mode plus discret, M. Poutine exploite tactiquement toutes les faiblesses américaines, (Irak, Iran, Hamas….). Il utilise aussi tous les procédés de l’action psychologique, retrouvant aussi de vieux réseaux complices parmi les anciens communistes auxquels s’agrègent les déçus du libéralisme économique en Europe orientale. Contre cette manœuvre subtile, il est douteux que les Etats-Unis et, plus encore l’OTAN, soient aujourd’hui en mesure de trouver les parades adaptées. Entre ces deux manœuvres de longue durée se situent les Etats membres de l’Alliance atlantique et/ou de l’Union européenne, organisations tiraillées par les effets contradictoires de leurs élargissements respectifs : avec des Polonais qui, par tous les moyens, veulent une assurance contre la Russie, avec des Allemands, agacés par l’activisme polonais et soucieux de conserver l’amitié russe, de ce fait agacés par l’anxiété polonaise, avec des Britanniques en délicatesse croissante avec le Kremlin, avec enfin une France soucieuse de préserver une compatibilité entre l’alliance allemande indéfectible et une entente minimale avec Moscou.

L’absence d’une position européenne commune porte en germe une bipolarisation rampante. Certes on ne reverra pas un mur de Berlin ou une ligne Oder-Neisse mais la géographie ne saurait perdre ses droits. La loi d’airain du voisinage conserve toute sa valeur. Par exemple, les Etats baltes : ils ne peuvent que craindre pour leur autonomie de décision sinon pour leur indépendance. Il y a peu de temps, à Tallinn, pour un conflit sur un monument commémoratif de la seconde guerre mondiale, un mort et des dizaines de blessés ont rappelé que le symbolique se paye encore par le sang. Demain, combien de morts pour une autre affaire du même type ?

Il importe alors de prévoir, pour les prévenir à temps, des enchaînements pervers : l’intimidation russe qui pousserait dans les bras des Etats-Unis des voisins dont l’hostilité croissante justifierait l’anxieuse frustration de Moscou ; la reconstitution de sphères d’influence, prétexte à l’augmentation des arsenaux militaires. Dans cette affaire de défense anti missiles, c’est l’avenir de la sécurité de l’Europe qui se joue. On ne saurait prendre cet enjeu à la légère.