Le Yémen du président Ali Abdalleh Saleh
En janvier 2004, en ayant à l’esprit les attendus du projet américain de « Grand Moyen-Orient », le président yéménite Ali Abdalleh Saleh enjoignait alors prophétiquement ses homologues arabes d’« aller chez le coiffeur au lieu de se laisser tondre par d’autres ». Depuis lors, peu de choses ont néanmoins été entreprises dans les pays concernés - y compris dans le pays dirigé par celui à qui revient la paternité de la mise en garde, avec les résultats que l’on a aujourd’hui sous les yeux. Par-delà les spécificités nationales et/ou locales, il y a désormais comme une lame de fond déstabilisatrice pour les régimes en place qui parcourt toute la région du Moyen-Orient.
Le Yémen du président Saleh à l’aune des précédents tunisiens et égyptiens de janv.-fév. 2011 :
Même si comparaison n’est pas raison, on peut effectuer un certain nombre de rapprochements entre plusieurs de ces pays qui subissent de plein fouet l’onde de choc tunisienne puis égyptienne, à l’origine du renversement des régimes en place. Le dénominateur commun qui relie la contestation au Yémen - et cela peut dans une certaine mesure concerner la Libye du colonel Khadafi - est caractérisé par la réalité d’un pouvoir sclérosé installé le plus souvent à la faveur d’un coup d’Etat depuis plusieurs décennies. C’est le cas du président Ali Abdalleh Saleh (68 ans) à la tête du pays depuis 32 ans en tenant compte de son maintien au pouvoir après la « réunification » forcée des deux Yémen en 1990. Au « dégage Saleh » plagiant les « dégage Ben Ali » et « dégage Moubarak », slogan entendu sur la modeste place Tahrir (« Liberté ») de Sanaa qui résonne comme en écho aux manifestations de la grande place Tahrir du Caire, le président Saleh qui a toujours été un fin tacticien, a rapidement compris une partie du message. Dès le 2 février 2011, il a annoncé qu’il renonçait à se représenter en 2013 ainsi - et c’est sans doute le plus important - à transmettre son pouvoir à son fils Ahmed (parmi les sept fils qu’il a engendrés), actuel chef de la garde républicaine et des forces spéciales. Il a sans doute compris que ce qui avait emporté les régimes tunisien et égyptien - voire sans doute libyen - était le refus populaire de voir entériner une logique dynastique se lover au sein d’institutions dont la forme renvoie officiellement à un cadre républicain. Une fragilité moins évidente - sans les mettre pour autant totalement à l’abri -, dans le cas de régimes où la transmission dynastique apparaît plus légitime à la population - comme c’est le cas du Maroc et de la Jordanie où les souverains sont en même temps des « Chérifs », c’est-à-dire des descendants du prophète, et même des pétromonarchies du Golfe qui bénéficient, en outre, par rapport aux deux pays précédents d’un atout de taille avec la marge de manœuvre financière que leur confère la manne pétrolière pour apaiser le mécontentement social [1] . Une option qui fait largement défaut dans le cas du Yémen, dans la mesure où la production pétrolière demeure limitée et/ou en déclin et où les pétrodollars dont bénéficie le régime sont bien plus utilisés comme subsides à allouer aux tribus dont on cherche à conserver l’allégeance (baya) que comme des instruments de réel développement économique du pays.
Fin de partie pour l’équilibriste Ali Abdalleh Saleh en 2011 ?
Il faut naturellement demeurer prudent tant les talents de tacticien du président Saleh ne sont plus à prouver depuis qu’il est au pouvoir. Lui-même a coutume de dire que « gouverner le Yémen s’apparente à danser sur la tête d’un serpent ». Il reste que, malgré toute son habilité de fin manœuvrier, la situation est peu ou prou en train de lui échapper. Jusqu’alors, il était toujours parvenu à se maintenir au pouvoir en se prévalant de la solidarité tribale (al assabiya) qui constitue une variable incontournable de l’échiquier politique yéménite. Et c’est là une différence fondamentale avec les situations tunisienne et égyptienne. De fait, on dit que, depuis le début de la contestation, il se réunit tous les jours avec les principaux chefs de tribus entourant la capitale Sanaa en leur signifiant qu’il a besoin de leur soutien en ce moment crucial. Il est commun de considérer qu’au Yémen « l’Etat lui-même fait partie des tribus et le peuple yéménite se présente comme un groupement de tribu » dont les deux principales confédérations tribales Bani Hashed et Baqil constituent les composantes essentielles. A cet égard, il convient de rappeler que le président Ali Abdalleh Saleh a largement instrumentalisé cette variable tribale à son profit et à celui des membres de son clan qui monopolisent toutes les fonctions « étatiques », pour autant que ce mot ait un sens en la circonstance : le président Saleh est en effet issu de la prestigieuse famille Al-Ahmar, relevant du clan Sanhan et apparentée à la puissante confédération tribale des Bani Hashed. Conformément à la logique « tribale » au sens général et « familiale » au sens particulier, les principaux membres du gouvernement et/ou détenteurs des postes de responsabilité sont liés à la parentèle du président Saleh : son fils, le général de brigade Ahmed Saleh - jusque-là pressenti pour prendre la succession politique paternelle - est le chef de la garde présidentielle et des forces spéciales ; Amar Saleh (un neveu du président) est le directeur-adjoint de la sécurité nationale ; le général Yahya Saleh (un autre neveu du président) est le chef des forces de sécurité et du contre-terrorisme (ayant succédé au général Mohammed Abdallah Saleh Al Ahmar, frère du président) ; Tarek Saleh (encore un autre neveu) est le chef de la garde présidentielle (en ayant succédé au général Ali Saleh Abdallah Al Ahmar, un demi-frère du président). Sans parler du général Ali Abdallah Moshen Al-Ahmar (demi-frère du président Saleh par sa mère), chef des forces terrestres et, à ce titre, en charge de la sanglante répression contre la rébellion chiite des tribus houthistes (Nord du pays) lors de l’intervention directe de Riyad fin 2099. Une intervention qui fut justifiée par la hantise d’un soutien occulte iranien à ce mouvement arabe chiite. Le général Ali Abdallah Moshen Al-Ahmar, proche de la mouvance islamiste et donc des Wahhabites saoudiens, n’a d’ailleurs jamais vu d’un bon œil les velléités du président Saleh, lui-même chiite zaïdite, d’adouber son fils Ahmed pour sa succession. Il a été de ceux qui ont œuvré pour instrumentaliser la mouvance salafiste contre les rebelles houthistes. Ce qui montre que les obédiences religieuses (chiite/sunnite) peuvent télescoper les allégeances tribales - les tribus sont selon les cas sunnite ou chiite -, sans pour autant toujours les transcender. De fait, la suite des événements dépendra largement de l’attitude des principaux chefs tribaux qui cherchent à faire prévaloir leur prééminence politique. Le 26 février 2011, lors d’un rassemblement à Amran, au Nord de Sanaa, de dizaines de milliers de membres de tribus dont la majorité étaient armés, des chefs de deux des plus importantes tribus du pays, les Bani Hashed et les Baqil, ont ostensiblement pris leur distance vis-à-vis du président Ali Abdalleh Saleh. L’un des chefs de la puissante confédération tribale des Bani Hashed, Cheikh Hussein Ben Abdallah Al-Ahmar - qui est aussi l’un des trois fils les plus impliqués dans les affaires tribales de feu Cheikh Abdallah al-Ahmar, de son vivant le chef incontesté de la confédération tribale des Bani Hashed jusqu’à sa mort en décembre 2007 [2], et par ailleurs mentor du parti islamiste Al-Islah (le « Parti islamique du Rassemblement yéménite pour la Réforme », concurrent du « Congrès populaire général » du président Saleh) - a ainsi annoncé, selon des sources tribales [3], sa « démission du Congrès populaire général » (CPG) auquel il appartenait formellement tout prenant soin de préserver sa liberté politique. Ce faisant, il entendait publiquement protester contre la répression des manifestants pacifiques à Sanaa, Taëz et Aden. « J’en appelle à tous les honorables yéménites afin qu’ils fassent en sorte de renverser le régime actuel », a même déclaré al-Ahmar, sous les applaudissements des manifestants, pour la plupart armés. Et de poursuivre de manière paradoxale pour un leader tribal : « Le régime actuel devrait disparaître et être remplacé par des institutions Etatiques ». L’annonce de Cheikh Hussein Ben Abdallah Al-Ahmar a en tout cas été saluée par une foule nombreuse de membres de tribus, dont des chefs de l’autre confédération tribale, celle des Baqil, la deuxième en importance et la plus nombreuse en effectifs, selon les certaines sources. Cette déclaration du cheikh Hussein Ben Abdallah al-Ahmar constitue sans doute un tournant car les Bani Hashed sont considérés - politiquement parlant - comme la plus importante confédération tribale du Yémen, un substrat social au sein duquel la structure clanique demeure fondamentale. Cette confédération tribale des Bani Hashed est formée de neuf branches, dont celle comportant le clan Sanhan auquel appartient précisément le chef de l’Etat. Or, dans une déclaration faite parallèlement ce même 26 février 2011, Mohammad Abdel Illah al-Qadi, un des principaux leaders du clan Sanhan, a également déclaré qu’il démissionnait du parti au pouvoir.
Le complexe tribalo-confessionnel yéménite et ses attendus :
Dans cette configuration de plus en plus tendue, la famille Al-Ahmar joue un subtil jeu d’équilibre. Cheikh Hamid Ben Abdallah al-Ahmar (41 ans), frère du susmentionné Cheikh Hussein Ben Abdallah Al-Ahmar - certes issu du même clan et de la même parentèle que celle du président Ali Saleh mais de confession sunnite et non chiite comme ce dernier -, était en effet déjà passé à la contestation ouverte du pouvoir en sa qualité de dirigeant du parti islamiste Al-Islah en annonçant, une semaine avant son frère Hussein al-Ahmar, son soutien aux manifestations contre le gouvernement. On peut rappeler qu’en décembre 2009, Hamid Ben Abdallah al-Ahmar appelait déjà au départ du président Saleh, face auquel il se posait en rival tribal au moins autant qu’en rival politique et inversement. Cheikh Hamid ne s’est jamais embarrassé de circonlocutions pour dire publiquement tout le mal qu’il pensait des choix politiques du président Saleh. « Le Yémen mérite mieux » qu’un régime devenu, selon lui, « une source de danger ». « Le président a concentré tous les pouvoirs dans ses mains, il ne délègue rien et ne veut pas admettre qu’il échoue » dans sa guerre contre les miliciens du chef rebelle Abdel Malek Al-Houthi, dans le Nord du pays, comme dans les affaires courantes du pays, déclarait-il encore fin 2009. « Autrefois, mon père et d’autres avaient une influence, le président écoutait, mais cette époque est révolue. Les règles républicaines ne sont plus respectées et le président se contente de dire : c’est moi ou la Somalie, moi ou Al-Qaida, moi ou l’Iran. La seule chose qu’il pourrait écouter à la rigueur, c’est la recette pour se maintenir au pouvoir » [4]. Désormais décidé à se faire entendre, le Cheikh, ténor du parti Al-Islah, comptait alors parmi les animateurs d’un « dialogue national », ouvert à toutes les forces vives du pays et susceptible théoriquement de faire émerger une alternative politique dans l’esprit du Join Meeting Parties (JMP) qui avait vainement fédéré, lors des élections de 2006 tout le spectre politique « anti-Saleh » (Islamistes, Parti Socialiste Yéménite et Nassériens). Le dialogue attendu devrait, selon Cheikh Hamid, être ouvert aux rebelles comme aux principaux porte-parole de la contestation qui se développe également dans le Sud, quinze ans après la guerre civile qui avait mis fin, en 1990, à une tentative de sécession des cadres de l’ancien Yémen socialiste. A l’en croire, depuis une entrevue houleuse avec le président, en mai 2009, les ponts seraient rompus en termes politiques mais pas nécessairement en termes tribaux. Cheikh Hamid dispose en effet encore de relais auprès du président grâce à sa nombreuse et influente fratrie puisqu’au moins quatre Beit al-Ahmar (membres de la « maisonnée » al-Ahmar) gravitent dans la galaxie du système présidentiel, y compris dans sa garde personnelle. Rien n’étant impossible au Yémen, une rumeur récente faisait toutefois état en début d’année 2011 d’une prise de contact, paradoxale sur le plan confessionnel, mais moins si l’on adopte une grille de lecture « tribaliste », entre Hamid Al-Hamar et Abdel Malek al-Houthi. Cheikh Hamid aurait présenté rien moins qu’une offre d’alliance avec les tribus houthistes contre le clan Sanhan du président Saleh. Le chef de la rébellion houthiste n’aurait à ce jour pas donné suite. Mais ce type de rumeur - fondée ou non - apparaît révélatrice du potentiel belligène travaillant en profondeur le pays. Toujours est-il que le 16 février 2011, le même Abdel Malek Al-Houthi avait décidé d’apporter son soutien aux contestataires. « Le peuple yéménite devrait profiter de cette occasion et se mobiliser sérieusement (...) pour se débarrasser de ce gouvernement criminel », avait-il annoncé dans un communiqué sur le site de son mouvement rebelle. Et le 21 février 2011, le chef islamiste Cheikh Abdelmajid Zindani - un ancien proche d’Oussama Ben Laden en Afghanistan, devenu depuis un des ténors politiques d’Al Islah [5], qui domine la coalition hétéroclite d’opposants au président Saleh aux côtés des « Socialistes » du Sud - avait déclaré rien moins que « toute agression contre les manifestants est un crime ». Mais les problèmes du président ne se réduisent pas à cette improbable alliance anti-Saleh. On peut songer encore à l’éventualité d’une entente entre la confédération tribale des Baqil qui se sent parfois marginalisée avec les autonomistes Sudistes contre la monopolisation du pouvoir par le clan présidentiel, voire d’une catalyse entre « Séparatistes » déclarés du Sud du pays avec la mouvance d’Al-Qaïda [6].
Le symbiote d’Al-Qaïda au sein de tribus rétives à un pouvoir présidentiel affaibli et de plus en plus contesté :
On peut en effet relever que certains activistes d’Al-Qaïda présents dans les gouvernorats d’Al Jawf, de Marib et d’Abyane jusqu’à l’Hadramaout plus au Sud - région d’origine de la famille d’Oussama Ben Laden - ont, depuis 2006, pris femme dans certaines tribus pour bénéficier du soutien de leurs clans. Des « stratégies matrimoniales » auxquelles a eu recours Oussama Ben Laden, en personne, lorsqu’il décida d’épouser en quatrième noce, fin 1999, une jeune yéménite alors âgée d’à peine dix-sept ans [7]. En juillet 2009, Sada al-Malahim (« L’écho de la guerre »), qui est le bulletin en ligne de la filiale d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique, appelée AQPA, « Al-Qaïda dans la péninsule arabique » - depuis son apparition officielle en janvier 2009 -, avait publié un « avis de félicitations » pour le mariage de l’un des dirigeants d’Al-Qaïda, Mohammed al-Umda, avec une femme d’une tribu locale [8]. Or, Mohammed al-Umda est un Yéménite de souche, mais pas directement issu des régions tribales où Al-Qaïda opère maintenant, ce qui est la marque des ramifications territoriales à l’oeuvre [9]. Ces connexions ont notamment permis au numéro deux d’al-Qaida au Yémen, le Saoudien Said al-Shihri [10], de rapatrier sa femme et ses enfants d’Arabie saoudite voisine. « Ils ont travaillé dur pour s’implanter, et ils l’espèrent durablement, en développant des racines telles qu’il sera très difficile de les extirper du Yémen », explique Gregory Johnsen, spécialiste du Yémen à l’Université Princeton. A la manière des Ikhwan al-Muslimin (« frères musulmans »), Al-Qaïda fournit une aide sociale et financière dans certaines des régions les plus pauvres, parce que les plus délaissées du pays. Ses dirigeants ont également adapté leur mot d’ordre de djihad mondial aux spécificités des griefs locaux, comprenant notamment le sentiment d’injustice dans la répartition de la manne pétrolière. Dans la même édition de juillet 2009 de la publication intitulée Sada al-Malahim (« L’écho de la guerre »), le groupe d’Al-Qaïda au Yémen avait publié un article sur la manière injuste dont le gouvernement distribue des revenus du pétrole pompé à partir de puits pourtant situés dans les terres tribales de Marib et de Shabwa, deux régions connues comme des bastions d’Al-Qaïda [11]. En contrepartie, certains chefs de tribus se sont montrés plutôt accueillants pour les membres d’Al Qaïda, permettant à leurs fils de s’intégrer dans la société locale, et leur assurant la protection contre les troupes gouvernementales. Cela a conduit à une situation où il est devenu désormais quasiment impossible de distinguer ces activistes du reste de la tribu qui leur a fait bénéficier de son hospitalité. « Tant qu’Al-Qaïda respecte les tribus, certaines tribus les accueilleront », explique Cheikh Abdulqawi Sharif, le chef de la tribu pro-gouvernementale des Bani Dhabian, dont les territoires jouxtent les provinces de Marib et de Shabwa, ces deux régions où Al-Qaïda est implanté. La conséquence de cette situation, c’est que la lutte antiterroriste officiellement menée par le président Saleh est susceptible de finir par impliquer les tribus face à l’Etat ou ce qui en tient lieu. Une dérive pour le moins dangereuse déjà pressentie lors de « la bataille de Marib » qui s’était déroulée entre le 19 et le 25 de Sha’ban (août) 2009 lorsque, dans le prolongement de la visite à Sanaa du patron de l’époque du CENTCOM (commandement central américain), le Général David H. Petraeus, le président Saleh avait envoyé son neveu, Amar Saleh, directeur adjoint de la sécurité nationale, négocier auprès des chefs tribaux la possibilité d’engager une offensive contre al-Qaida. Mais quatre jours après, l’opération en question avait tourné au désastre. Après s’être perdus, sept soldats avaient été capturés par al-Qaida. Une bavure des unités antiterroristes qui avaient attaqué par erreur la maison d’un cheikh local, avait conduit les tribus à combattre aux côtés des djihadistes [12]. Cela avait même donné lieu ensuite à l’une des plus magistrales opérations de propagande vidéo de la part d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique, intitulée précisément la « bataille de Marib » [13]. Dans cette vidéo, Qassim al-Raymi, l’un des chefs militaires de l’organisation y raconte avec moult détails les efforts de l’armée yéménite pour liquider une cellule d’Al Qaïda et la capture Aidh al-Shabwani, un jeune activiste boitant d’une jambe décrit par un représentant du gouvernement comme « une sorte de Robin des bois local ». Le raid avait, de fait, été un échec humiliant, l’armée yéménite ayant finalement perdu plusieurs chars et véhicules blindés face à la guérilla qui connaissait parfaitement les orangeraies locales et les déserts adjacents. Les membres d’Al-Qaïda étaient même parvenus à s’emparer d’un convoi d’armes et à capturer sept soldats, qui avaient par la suite été libérés. Un des aspects les plus significatifs de ladite vidéo réside dans le souci exprimé par la tribu de résister aux sollicitations pour se faire acheter par le gouvernement yéménite et/ou ses bailleurs de fonds saoudo-américains. La vidéo démarre par la reconnaissance du fait que le raid des forces gouvernementales s’était produit en raison d’une « trahison » de la part de certains chefs tribaux. Et Qassim al-Raymi d’entonner : « Quelle honte que certains Cheikhs se permettent de devenir des soldats et des esclaves d’Ali Abdullah Saleh, qui est lui-même l’esclave des riyals (monnaie saoudienne) et des dollars américains » ai-je signifié à ces Cheikhs. « Veillez à ne pas en être réduits à devenir un simple morceau de gomme à mâcher que l’on jette après l’avoir utilisée ». A la suite d’Qassim al-Raymi, un autre narrateur de décrire la victoire d’Al-Qaïda, en insistant sur le fait que la vie des sept soldats avait été épargnée : « Si vous ne soutenez pas les moudjahidines, faites au moins en sorte de ne pas les combattre » [14] Depuis cette vidéo, l’organisation a mis en ligne d’autres déclarations et enregistrements précisant ses objectifs essentiels : à savoir, recruter de nouveaux adeptes, renverser le régime impie du président Saleh et utiliser le Yémen comme une base territoriale pour attaquer la monarchie saoudienne et préparer l’instauration d’un Califat islamique.
La spécificité de forces centrifuges préexistantes, plus que jamais à l’œuvre au Yémen dans la configuration actuelle :
On ne peut évidemment présager de ce qui va finalement advenir mais le Yémen présente clairement aujourd’hui un risque d’implosion qui pourrait être le prélude à une explosion au sein d’un espace régional déjà suffisamment chaotique. La situation est, de fait, très différente de celle prévalant en Tunisie et plus encore en Egypte dans la mesure où l’armée ne peut pas apparaître comme un recours stabilisateur, à un titre ou à un autre, puisque c’est la variable tribale qui prime. Si la situation devait dégénérer, elle deviendrait potentiellement très dangereuse dans un pays où l’on dénombre quasiment autant d’armes que d’habitants (près de 25 millions) et où les tribus disposent de caches d’armes disséminées sur tout le territoire, dans lesquelles il suffira de se servir pour alimenter la dimension belligène d’un éventuel conflit ouvert entre les différentes parties en présence. Dans un discours tenu devant les commandants de l’armée et des forces de sécurité le 27 février 2011, le président Saleh a déclaré : « Il y a un complot contre l’unité et l’intégrité territoriale de la république yéménite et nous, au sein des forces armées, nous avons prêté serment de préserver le régime républicain, l’unité et l’intégrité territoriale du Yémen jusqu’à la dernière goutte de notre sang », a-t-il ajouté comme en écho singulier - et inquiétant - à un discours tenu quelques jours auparavant à Tripoli par un autre dirigeant arabe aux abois.
[1] Fort opportunément, le roi de Bahreïn a donné l’ordre de verser mille dinars bahreïnis (environ 3.000 dollars) à chaque famille du royaume, officiellement à l’occasion du dixième anniversaire des réformes, avait annoncé le 11 février 2011 l’agence officielle BNA. Cette décision intervenait alors que des activistes venaient de lancer un appel sur Facebook à des manifestations à Bahreïn à compter du 14 février, pour réclamer des réformes politiques et sociales. De son côté, le roi Abdallah d’Arabie saoudite, rentré à Riyad le 23 février après trois mois de convalescence au Maroc où il séjournait depuis le 22 janvier à l’étranger, a décidé de prendre les devants en annonçant toute une série de mesures sociales concernant la fonction publique (dont la prime de 15 % qui leur avait été préalablement allouée devrait être intégrée dans les salaires de quelque un million de fonctionnaires saoudiens), et les prêts destinés aux étudiants. Le souverain saoudien a par ailleurs décidé Il a également annoncé que le capital d’un fonds d’aide au logement serait augmenté de 40 milliards de riyals (environ 7,8 milliards d’euros) pour le porter à quelque 10,7 milliards de dollars.
[2] Son fils aîné Sadiq Ben Abdallah Al-Ahmar, âgé d’une cinquantaine d’années, lui a succédé en tant que chef de ladite confédération tribale. Cf. Arafat Madayash, « Yemen : Who will succeed Sheikh Al-Ahmar ? », in Asharq Alawsat, 12 janvier 2008 (http://www.aawsat.com/english/news.asp?section=3&id=11434).
[3] Cf. Ahmed Al-Haj, « Tribal Chiefs join opposition to Yemeni président », in Associated Press, 26 février 2011.
[4] Cf. Gilles Paris, « Yémen : un jeune dirigeant conteste le président », in Le Monde, 10 novembre 2009.
[5] Président de l’association des Oulémas (« docteurs de la foi ») du Yémen, à l’occasion d’un prêche tenu dans une mosquée de Sanaa le 15 janvier 2010 il avait ouvertement appelé au djihad pour défendre le Yémen s’il venait à être attaqué ou occupé par une puissance étrangère. Les Oulémas du Yémen avaient menacé la veille dans une fatwa (« décret religieux ») de proclamer le djihad en cas d’intervention étrangère et affiché leur rejet de toute coopération militaire avec Washington.
[6] Le chef militaire de la branche yéménite d’Al-Qaida, Qassem al-Rimi, avait annoncé le 11 octobre 2010 la mise en place d’une armée, baptisée « Armée Aden-Abyane », pour « défendre la nation et sa religion » et libérer le Yémen « des croisés et de leurs agents apostats » (sous-entendu le président Saleh allié officiel des Etats-Unis dans la guerre « contre le terrorisme » depuis le 11 septembre 2001).
[7] Il s’agit d’une certaine Amal al-Saddah, une jeune fille de 25 ans sa cadette, issue d’une famille modeste originaire d’Ibb, au Sud de Sanaa.
[8] Cf. Sada al-Malahim (« L’écho de la guerre »), n°10, juillet 2009.
[9] Cf. Charles Evinson ; Margaret Coker, « Al Qaeda’s Deep Tribal Ties Make Yemen a Terror Hub », in The Wall Street Journal, 22 janvier 2010.
[10] Il avait été libéré de Guantanamo en décembre 2007.
[11] Ceteris paribus, on retrouve ce tropisme tribalo-territorial dans la situation de la Libye, un pays assez improbable, qui apparaît somme toute comme un assemblage de plusieurs régions géographiques bien distinctes et au particularisme marqué (la Tripolitaine à l’Ouest, le Fezzan au Sud et la Cyrénaïque à l’Est) dans lesquelles les tribus ont toujours jalousement veillé à la préservation de leur indépendance en rejetant l’Etat comme institution, sauf lorsqu’il s’agit de redistribuer la manne pétrolière. Or, l’impact de la crise financière de 2008 qui a considérablement réduit les recettes des pays producteurs entre 2008 et 2009, a rendu plus complexes encore les modalités de la régulation tribale pour le pouvoir central des pays concernés part cette question, surtout quand ces recettes sont assurées par des puits situés dans des régions qui en sont peu ou pas les bénéficiaires en termes de développement. Cela est le cas en Libye avec la Cyrénaïque comme au Yémen avec les gouvernorats de Marib ou Shabwa.
[12] Cf. Gregory D. Johnsen, « The Expansion Strategy of Al-Qa’da in the Arabian Peninsula », in Combatting Terroprism Center (CTC) Sentinel, Vol. 2, n° 9, septembre 2009, pp. 8-11, p. 8 (http://www.ctc.usma.edu/sentinel/CTCSentinel-Vol2Iss9.pdf).
[14] Cf. Robert F. Worth, « Is Yemen the Next Afghanistan ? », in The New York Times, 6 juillet 2010 (http://www.nytimes.com/2010/07/11/magazine/11Yemen-t.html?pagewanted=all)
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