Les craintes contradictoires des pays arabes relatives à une éventuelle option militaire contre l’Iran

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Les Etats arabes redoutent par-dessus tout de voir l’Iran perse et chiite accéder au statut de puissance nucléaire militaire. Mais ils redoutent également l’option militaire qui pourrait être mise en œuvre par les Etats-Unis ou Israël pour y surseoir. Ce sont ces contradictions qui affectent peu ou prou l’ensemble des pays arabes devant ce qui est largement perçu par ailleurs comme les velléités iraniennes d’une hégémonie régionale, voire sur l’ensemble du monde musulman.

L’antienne du monde arabe sur une responsabilité israélienne dans la course au nucléaire au Moyen-Orient

Pour l’ensemble des Etats arabes, en tout état de cause, c’est Israël puissance nucléaire non-officielle mais à qui on attribue près de 200 têtes nucléaires articulées depuis peu à une composante sous-marine, qui a lancé la course au nucléaire dans la région. Présenter la situation sous cet angle revient le plus souvent à omettre de rappeler les velléités de l’Irak de Saddam Hussein en la matière dès le début des années 80, avant la destruction du réacteur irakien d’Osirak par la chasse israélienne le 7 juin 1981. Le chef de la diplomatie saoudienne, le Prince Saoud Al-Fayçal, s’en tient à cette grille de lecture univoque lorsqu’il déclare le 16 janvier dernier à la chaîne de télévision britannique BBC que le « problème tient au fait que toute exception tolérée ouvre la porte à une polémique qui ne manque pas de logique et qui consiste à dire : ‘Pourquoi ce pays et pas le mien ?’ En autorisant Israël à se doter de l’arme nucléaire, l’Occident a fait des dégâts et nous pâtissons tous aujourd’hui de la tentation d’autres pays d’en faire autant. Nous espérons que l’Iran saura résister à une telle tentation ». Le Conseil de Coopération Golfe (CCG) regroupant les six pétro-monarchies de la péninsule arabique souhaite donc officiellement que la région du Golfe, Iran inclus naturellement, devienne une « zone dénucléarisée ». Une position qui relève plus de l’incantation qu’autre chose tant il est vrai qu’aucun de ces pays ne se fait d’illusion sur les attendus d’une telle position de principe qui, d’une certaine manière, exonère par avance les pays qui investiraient la logique d’une course à la bombe dont l’Arabie saoudite comme d’autres n’est d’ailleurs pas exempte.

L’ambivalence de certains pays arabes sur la question du nucléaire

Le royaume wahhâbite dont les forces armées ont toujours été traditionnellement faibles (entre autres pour éviter de constituer un instrument potentiel de coup d’Etat), mais de plus en plus effrayé à l’idée de voir l’Iran perse et chiite accéder éventuellement au rang de puissance nucléaire, serait partie prenante d’un grand deal nucléaire avec son allié pakistanais. L’Arabie saoudite et le Pakistan auraient même signé un accord secret de coopération nucléaire basé sur un échange de technologie nucléaire (portant sur un arsenal estimé entre 200 et 400 armes adaptées aux missiles sol-sol saoudiens) au profit du royaume en échange de pétrole bon marché fourni au Pakistan. La révélation avait été faite à l’issue d’une visite effectuée mi-octobre 2003 du Prince héritier Abdallah à Islamabad accompagné de quelque deux cents personnes dont le Prince Saoud Al Fayçal ainsi que de plusieurs autres ministres. L’information avait été vigoureusement démentie par les intéressés. Dès les années 80, le royaume avait en fait élaboré une stratégie consistant à contribuer par ses pétrodollars au financement de deux programmes nationaux distincts mais complémentaires, l’un arabe, l’autre musulman : d’abord celui de l’Irak baathiste, à la condition qu’une partie des armes soient transférées sur le territoire du royaume (une coopération devenue caduque après l’invasion du Koweït et la Guerre du Golfe) ; ensuite et parallèlement celui du Pakistan islamo-sunnite, qui avait l’ambition avérée de devenir le détenteur de la première « bombe islamique ». Simon Henderson, un analyste réputé du Washington Institute, faisait récemment remarquer que le Prince Sultan, actuel Prince héritier, avait préalablement visité l’usine d’uranium et de missile de Kahuta au printemps 1999, une visite qui avait d’ailleurs suscité une plainte diplomatique formelle de Washington. Quelques mois plus tard, Abdul Qadeer Khan, le « Père » de la bombe nucléaire pakistanaise lui avait rendu la pareille en se rendant en Arabie saoudite. Ce dernier a été contraint d’admettre publiquement en février 2003, après les révélations de Kadhafi, être le principal et « unique » responsable du plus vaste trafic proliférateur mis à jour depuis l’existence de l’AIEA. Le Prince Sultan était également présent tant lors des essais nucléaires pakistanais que lors du lancement du missile balistique Ghauri. Comme le souligne le même Simon Henderson, « Indépendamment des soucis de prolifération, les craintes de Washington portent sur le fait qu’on ne peut exclure que les régimes de Riyad ou d’Islamabad deviennent des régimes islamistes radicaux ». C’est naturellement ce qui a justifié en juin 2005 d’intenses pressions occidentales au sein de l’AIEA sur Riyad pour une plus grande transparence sur le nucléaire. L’Arabie saoudite aurait somme toute examiné l’option nucléaire comme un moyen de dissuasion dans un Moyen-Orient explosif, où son grand rival, l’Iran, chercherait à se doter d’armes nucléaires. Riyad estime que la détention de l’arme nucléaire par l’Iran ne ferait qu’accroître les risques dans la région : « L’Iran n’a pas besoin de la bombe pour être une puissance régionale » soulignent de manière récurrente les responsables saoudiens.
Mais d’autres pays du Machrek ne sont pas au-dessus de tout soupçon en la matière. C’est notamment le cas de l’Egypte, signataire du Traité de non-prolifération (TNP) depuis 1982 et de son protocole additionnel depuis 1996, mais publiquement tancée par l’AIEA le 14 février 2005 pour avoir omis plusieurs fois de signaler certaines expériences nucléaires susceptibles d’être utilisées pour un programme d’armement. La majeure partie de ces expériences menées par l’Egypte a été faite dans les années 80 et 90, mais l’AIEA examine aussi des éléments suggérant que certaines avaient pu être réalisées beaucoup plus récemment. Ce manque de transparence égyptienne est alimenté par la récente déclaration d’Ahmed Aboul Gheit, le ministre égyptien des Affaires étrangères qui a refusé le 27 août 2005 de signer le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT), déclarant qu’il revenait d’abord à Israël de signer le traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) : selon lui, « La ratification par l’Egypte (du CTBT) est liée aux développements qui pourraient se produite aux niveaux régional et international, y compris à la possibilité qu’Israël signe le TNP ».
Du côté du Maghreb également, certaines interrogations sont plus que sérieuses. Ainsi l’Algérie se trouve-t-elle soumise depuis début 2004 à de « discrètes » mais « insistantes » pressions américaines pour accepter des visites inopinées des inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique dans ses deux réacteurs nucléaires Nour et Salam d’Aïn Oussara (à 160 kilomètres au Sud d’Alger) d’une puissance de 15 mégawatts, lequel serait capable de produire 3 à 5 kilos de plutonium par an, ce qu’il faut pour fabriquer une bombe nucléaire. A Washington, on s‘intéresse aujourd’hui de très près aux conclusions d’un rapport, établi en août 1998, par les services secrets espagnols sur « le potentiel nucléaire » algérien. On y apprenait qu’à partir de 2000, l’Algérie aurait des installations pour produire du plutonium de type militaire. Le programme nucléaire algérien et la volonté d’Alger de se doter de la bombe atomique préoccupe au plus haut point le département d’état américain qui estime que « le programme militaire algérien se trouve à un stade très avancé » et cela ne manque pas de susciter l’inquiétude dans plusieurs capitales, à commencer par les pays de l’Europe du Sud, mais également des autres pays arabes dans la mesure où l’Algérie est suspectée de vouloir être à l’origine de la première « bombe arabe », après le précédent constitué par la première « bombe islamo-sunnite » pakistanaise, et qui contrebalancerait le projet persan d’une « bombe islamo-chiite ».
Si aucun pays arabe ne se résoud donc aisément à voir l’avènement d’une « bombe chiite » entre les mains de l’Iran perse, Washington n’en éprouve pas moins de grandes difficultés pour mobiliser les pays Arabes sur le danger nucléaire iranien.


Les craintes des pétro-monarchies du Golfe de se retrouver sur la ligne de front en cas de mise œuvre de l’option militaire contre l’Iran

C’est dans la presse allemande qu’on peut lire actuellement un certain nombre de révélations sur le sujet. Ainsi, dans le magazine Der Spiegel en date du 2 janvier 2006 dernier, on apprend que « lors de discussions secrètes (sic) Washington est en train de préparer ses alliés à une attaque aérienne en 2006 [...] Ces discussions concernant une attaque contre les possibilités nucléaires iraniennes concernent spécialement la Turquie, pays membre de l’OTAN ». Ce qui expliquerait les déclarations allemandes récentes, Berlin n’étant pas, ces derniers mois, spécialement en pointe sur la question. Selon des sources d’un autre journal d’outre-Rhin, Der Tagenspiegel, « le chef de la CIA en visite à Ankara, en Turquie [le 12 décembre dernier], Porter Goss, aurait demandé au premier ministre Recep Tayyip Erdogan, de soutenir une attaque aérienne contre les installations nucléaires et militaires iraniennes ». Toujours selon ce journal, « les gouvernements d’Arabie saoudite, de Jordanie, d’Oman et du Pakistan ont été informés de la mise en place d’un plan militaire. Les frappes aériennes sont décrites comme une ‘option possible’ ». Des informations évidemment à prendre avec le recul qui se doit et qui peuvent relever d’une entreprise de désinformation de type psy-ops pour accentuer la pression sur Téhéran, mais qui ne sont pas forcément sans fondement au regard de la stratégie américaine de « Grand Moyen-Orient ».
L’éventualité de cette option militaire semblerait se préciser à en juger par la multiplication des fuites dans la presse occidentale. Le Sunday Telegraph en date du 12 février dernier citant un haut responsable du Pentagone à Washington, assurait que les stratèges américains établissent actuellement des plans en vue d’empêcher l’Iran de se doter de l’arme nucléaire. Il ne s’agit que d’une hypothèse stratégique, un dernier recours pour mettre fin à la mise au point d’armes nucléaires par la République islamique. Selon ces informations venues de Washington, le Commandement central américain (CENTCOM) et les planificateurs du commandement stratégique auraient « identifié des cibles et travaille sur les questions logistiques en vue d’une opération ». « Ceci est plus qu’une simple et éventuelle évaluation militaire », indique néanmoins le Sunday Telegraph, citant un haut responsable du Pentagone. « Cette question a pris une beaucoup plus grande priorité au cours de ces derniers mois ». Une perspective qui est loin de rassurer les pays de la région, y compris les pays arabes qui ne seraient pourtant pas forcément mécontents que la menace iranienne soit réduite, à l’instar de ce qui a été fait de l’Irak de Saddam Hussein.
Les Etats arabes, de la péninsule arabique tout particulièrement, craignent qu’en cas d’attaque américaine contre des installations nucléaires iraniennes, la République islamique ne dirige sa riposte d’abord contre eux, en tant qu’alliés des Etats-Unis. C’est particulièrement vrai de Bahreïn, majoritairement chiite du reste, mais qui abrite la base de la Vème flotte de l’US Navy, ainsi que du Qatar qui se trouve être le siège régional de l’US CENTCOM. Plus simplement, des pays comme les Emirats Arabes Unis redoutent les effets dévastateurs d’éventuelles fuites nucléaires depuis une centrale iranienne qui aurait été bombardée de l’autre côté du Golfe arabo-persique. C’est sans doute pour les rassurer que Condoleeza Rice a entrepris une tournée dans la région avec des escales prévues en Egypte, en Arabie saoudite et dans les Emirats Arabes Unis entre le 20 et le 24 février dernier. Le chef de la diplomatie des Emirats arabes unis, Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane, a exhorté le 2 mars dernier l’Iran à coopérer dans la crise autour de son programme nucléaire, soulignant que ce dernier demeurait une très forte préoccupation pour les pays du Golfe : « Le dossier du programme nucléaire iranien reste une cause d’inquiétude majeure pour les pays de la région », a-t-til déclaré à l’ouverture d’une réunion des ministres des Affaires étrangères du Conseil de coopération du Golfe (CCG) à Riyad.