La défense française : seuls les buts justifient les coûts

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La stratégie militaire générale de la France : à la recherche des fondements

Il ne s’agit nullement ici de lancer une tardive polémique sur le Livre blanc pour en critiquer les insuffisances. L’exercice serait aussi vain que facile. Considérons plutôt, en partant de ce Livre blanc, les éléments structuraux d’une stratégie militaire valable pour la France et le cas échéant pour ses partenaires. Exercice qui ne va pas sans la rudesse d’une franchise efficace. Elle permet de se dispenser des acrobaties de pure rhétorique entre ce qui existe : les moyens français et ce qui n’existe pas (encore) les moyens européens, en liaison avec l’Alliance atlantique.

Des missions, du budget et des réductions légitimes

« Risques et menaces, menaces et risques » ….. La rédaction finale du Livre Blanc montre un relâchement conceptuel fâcheux comme si les deux termes étaient interchangeables. On ne parle jamais de danger. Pourquoi ?

Motivée par la lutte contre le terrorisme, le rapprochement de la Défense et de la Sécurité dans le précédent Livre blanc avait créé un malaise. Ce nouvel exercice n’a pas clarifié le malentendu. Pourquoi ?

Cinq fonctions stratégiques ont été retenues : anticipation, dissuasion, protection, prévention, intervention. Ici encore on pourrait discuter sans fin de la pertinence de ces choix. A la limite, peu importe, car c’est bien des objectifs politiques et des besoins stratégiques que doivent découler les budgets et non l’inverse. Principe fondamental. Si simple que l’administration qui en porte la responsabilité ne parvient pas à l’appliquer. Pourquoi ?

« Pas de vision purement comptable de la défense » ne cesse de répéter avec bon sens Jean Yves Le Driant. Le ministre a certes sauvé le budget 2014 mais la loi de programmation 2014-2019 va se charger plus discrètement de tailler dans la masse. Que l’on s’entende bien. La réduction du budget de la défense n’est pas une fin en soi. Pas plus que le maintien à niveau des effectifs. Il faut savoir pour quelles missions, en tenant compte des besoins réels. Tout comme l’Education nationale, pardonnez la comparaison, la Défense est devenu un mammouth bureaucratico-administratif. On a fini par oublier la finalité. Un militaire est là pour combattre et protéger, un professeur pour enseigner, chacun dans les meilleures conditions. Poursuivons la comparaison : la rationalisation des dépenses et des structures administratives ne saurait être faite au nom de la seule réduction des déficits publics totalement indifférente à la réalité sur le terrain, celui du militaire, celui de l’enseignant. Une fois admis le caractère fondamental des missions reste à regarder de près à quoi servent les crédits.

Les réductions engendrent des tensions en exacerbant les corporatismes d’armées. Cependant il est absurde d’opposer les intérêts des Terriens à ceux des Marins, etc. Au bout du compte tous savent que l’armée de Terre ne peut se projeter sans l’armée de l’Air, et ne peut recevoir ses flux logistiques sans la Marine.

Les économies budgétaires trouveront leurs justifications sous plusieurs conditions :
SI
- on se donnait la peine d’inverser le rapport entre les opérationnels qui ont besoin d’un soutien logistique, lequel doit être assuré par une administration simple et efficace et non cette bureaucratie incompétente qui paralyse tout ;
- l’on en finissait avec le scandale des programmes étirés dans le temps dont les coûts ne cessent d’augmenter à mesure que se réduisent les commandes et qui ne sont jamais au rendez-vous tel l’A-400M ou les drones qu’il faut aller acheter aux Etats-Unis ou en Israël ;
- enfin quels ne seraient pas les gains si l’on rectifiait la procédure des contrats d’exportations d’armement effectuées dans des conditions aberrantes, génératrices d’échecs et de gaspillages, sans parler des éventuelles retombées politiques néfastes.

De la stratégie de dissuasion nucléaire et de la lutte contre la prolifération

3.1 La sanctuarisation nucléaire porte sur les intérêts vitaux face à une menace majeure c’est beaucoup mais ne saurait aller au-delà

A l’occasion du premier Livre blanc de 1972 le général Lucien Poirier, décédé cette année, avait démontré l’existence de trois espaces : l’hexagone, l’Europe (puis l’Union européenne) enfin le monde espaces, qui sans être coupés les uns des autres requéraient des moyens militaires différents. C’est que l’on a appelé les « trois cercles » Par la suite il ne cessa de réaffirmer y compris contre les foucades des plus hautes autorités politiques et militaires françaises La dissuasion française élargie et la dissuasion européenne « concertée ».

Au demeurant la réalité a démontré que personne en Europe ne désirait bénéficier de la dissuasion nucléaire européenne assurée par la France.

La dissuasion nucléaire française est donc reconduite mais on n’explique pas assez pourquoi. Ainsi d’anciens ministres de la défense peuvent donc dire n’importe quoi. Regrettons que nos autorités se soient contentées de se retrancher derrière l’évidence d’un dogme établi, fondé sur le principe de l’assurance vie. Il ne faut pas hésiter à se remettre en question afin de prouver la validité de sa position. La stratégie française de dissuasion nucléaire a toujours rencontré une forte contestation, à gauche comme à droite. Dès le départ elle fut dénigrée comme couteuse et inutile, pire, comme dérisoire (la « bombinette »). Aujourd’hui nous retrouvons les mêmes arguments mais dans un contexte différent. La guerre froide est bien finie tandis que sévit une crise économique et financière d’ampleur historique. Cependant il faut penser au-delà. La crise passera. La France demeurera et, avec elle, la stratégie qui garantit son existence contre toutes les surprises de niveau stratégique.

Après la fin de la guerre froide, la capacité nucléaire française s’est développée selon un principe de stricte suffisance. La formule n’est pas vaine car les moyens sont rigoureusement ajustés à la crédibilité de la capacité opérationnelle. En 1995, la France a cessé définitivement ses essais et fermé son site du Pacifique, ce qui n’est pas le cas de toutes les puissances nucléaires. Depuis près de vingt ans la France s’est engagée dans un programme ambitieux de simulation des essais autour du Laser Megajoule. Il y a un coût, c’est évident. Au sein de la « bulle » nucléaire on peut procéder à des ajustements financiers entre les capacités opérationnelles et les programmes de recherche de long terme.

Il convient de mesurer le coût financier au regard des bénéfices et des avantages que la France peut en retirer rapporté aux inconvénients de son abandon. Considérons un instant l’hypothèse de l’abandon de la force stratégique nucléaire française. Que deviendrait notre pays ?

D’abord, au niveau de la stabilité stratégique européenne, ensuite au regard de la position de la France sur la scène internationale.

Face à une Russie qui ne cesse, sans trop s’inquiéter des coûts, de moderniser sa puissance nucléaire que pèserait l’Europe ? Sauf à dépendre totalement des Etats-Unis. De quelles garanties de sécurité disposerait notre pays face aux diverses proliférations nucléaires dans le monde ? Nous faudrait-il acheter de la défense antimissiles aux Etats-Unis tout en sachant qu’elle n’apporte aucune garantie ?

Enfin être membre permanent du Conseil de sécurité exige des moyens exceptionnels tels que le nucléaire. Cela a un prix que l’Allemagne n’a pas l’obligation ni l’intention de payer.

3.2 De La prolifération nucléaire : ne pas persévérer dans l’échec

Sans doute constitue-t-elle un risque majeur. Encore faut-il estimer, pour la France, la valeur de ce risque. Celle-ci ne saurait coïncider avec celle des États-Unis. Or entre 2010 et jusqu’à ce jour certains haut responsables du Quai d’Orsay n’ont pas craint de faire de la surenchère sur les positions de l’administration Obama à l’égard de l’Iran.

La lutte contre la prolifération connaît deux échecs patents : la Corée du Nord et l’Iran depuis vingt et dix ans respectivement qui devraient conduire à ouvrir les yeux. Lorsque au bout de tels délais on reste encore dans l’impasse, l’intelligence et la logique exigent que l’on s’y prenne autrement mais sur le dossier iranien la diplomatie française demeure dogmatique, arrogante et sectaire. Ceci s’explique comme on va le voir par une approche erronée de la prolifération nucléaire. Par ailleurs, au regard d’intérêts fort compréhensibles mais qui ne sont pas les nôtres, les Etats-Unis ont créé une impasse hors de laquelle ils ne savent plus trop comment sortir. En effet d’un côté ils recherchent la réduction mutuelle des arsenaux nucléaires, sans même parler du zéro absolu, slogan lancé un peu à l’étourdie par M. Obama à Prague en mai 2008.

Tandis que, au même moment les Etats-Unis persistent à développer une défense antimissiles qui, irritant la Russie, entrave la réduction des armements nucléaires et tactiques.

En 1991, François Mitterrand avait défini pour la France une approche conforme aux conditions de l’après-guerre-froide. Vingt ans après, une démarche similaire s’impose. Construite si possible en concertation avec nos partenaires européens mais aussi avec les Etats émergents, elle favorisera le développement d’une industrie nucléaire responsable dont le monde, avide d’électricité, a besoin. Dix ans d’ornière iranienne démontrent que les anciens outils ne sont plus adaptés.

Il est hautement improbable qu’un gouvernement français ne décrète soudainement et directement la suppression de la dissuasion nucléaire. Le véritable danger c’est une érosion insidieuse à la fois des compétences scientifiques et des capacités opérationnelles. A terme, la posture stratégique de la France risquerait de devenir douteuse, incertaine. La dissuasion nucléaire perdrait sa crédibilité dans la perception de l’adversaire potentiel.

De surcroît, il importe de rappeler que la dissuasion nucléaire ne couvre que les intérêts vitaux de notre pays contre une menace majeure, Elle permet à la France de mener des actions extérieures sans qu’aucune puissance nucléaire puisse en usant de chantage, interdire cette décision. C’est cela l’autonomie de décision stratégique. Il est possible d’agir dans le monde, en Libye, au Mali, parce que nul ne peut exercer un chantage interdisant cette action comme ce fut le cas à Suez en décembre 1956.

La dissuasion nucléaire ne s’oppose donc pas à l’action militaire classique. Elle la rend possible. Ces deux composantes forment une unité stratégique.

De l’intervention extérieure et du "pré carré"

On considère parfois que le coût de la dissuasion nucléaire empêcherait les armées de remplir d’autres missions tout aussi nécessaires. Rien ne serait plus erroné que de croire que ce que l’on supprime d’un côté sera reporté au bénéfice de l’autre. Il serait naïf de penser qu’en réduisant la dissuasion nous pourrions intervenir davantage ou au moins aussi bien en Libye, au Mali ou ailleurs. Dans une situation de crise économique majeure comme celle que traverse durablement notre pays, il n’existe jamais de transfert ; simplement des coupes, une fois pour toutes.

L’action extérieure repose aujourd’hui sur trois justifications principales : la lutte contre le terrorisme et le maintien de la liberté d’accès aux sources d’approvisionnement. La compétition mondiale pour l’accès aux ressources énergétiques et aux matières stratégiques ne peut que s’amplifier donnant à la protection militaire des voies d’accès aux flux une importance particulière. La troisième, rarement mentionnée sans doute parce qu’elle est fondamentale tient au danger –j’emploie ce mot à dessein- est liée au rétrécissement progressif du périmètre de sécurité de la France Si on ne peut plus aller vers l’adversaire celui ci viendra jusqu’à nous. C’est un vieux principe.

Considérons que le niveau réduit des moyens interdise désormais des opérations extérieures lointaines comme l’envoi de troupes en Afghanistan sous réserve du caractère indispensable de cet engagement qui reste encore à prouver. Les guerres de nécessité, traditionnellement liées à une agression directe ont cessé. Nous devons alors envisager des guerres « optionnelles » dont la nécessité est par définition discutable, donc contestable. Or les critères de distinction n’ont pas fait l’objet d’une réflexion politico-militaire. On va donc au gré des circonstances, à l’aventure. Tantôt ici (Mali), mais pas là. (Syrie). Ce Livre blanc, sans prétendre résoudre le problème, aurait du, à tout le moins, en montrer l’importance.

Reste la proximité de la France de l’Afrique du Nord, et la position obstinément géographique de l’Europe dans le bassin méditerranéen. Dans ces espaces il est indispensable de pouvoir se projeter rapidement et de se maintenir durablement. Le maintien est opérationnel, maintien stratégique de long terme lequel repose sur l’entretien de bases, de capacités de prépositionnement, et d’alerte avancée reposant forcément sur des accords de coopération. Sont concernés d’immenses espaces comportant le Mali, la Libye pour ne rien dire du Niger et du Tchad.

Ici, à la conjonction des espaces et des dangers intervient la lutte contre le terrorisme islamiste mondialisé. En déplacement dans l’espace ce terrorisme international est encore présent pour longtemps, .Il connait un déclin inexorable qui sera nécessairement ponctué de sursauts qui pourraient être affreusement meurtriers.

Aussi convient-il de ne pas se tromper de géographie. La sortie des armées françaises d’Afghanistan dans de bonnes conditions a permis un redéploiement pertinent des forces là où le péril terroriste se reconstitue.

On distinguera :

- d’une part l’action des forces armées à l’extérieur, notamment dans l‘immense zone sahélienne déstabilisée par les « révolutions arabes », notamment par l’implosion de la Lybie ;

- d’autre part la mise en sureté du territoire national contre les rares militants de retour d’Afghanistan ou encore les jihadistes isolés et autoproclamés, ce qui relève des forces de police et de gendarmerie.

Bien entendu il existe une relation, parfois même un continuum entre ces cas de figure mais les situations ne sont pas de même nature. Nul ne songe raisonnablement à envoyer des policiers et des juges pour arrêter quatre mille combattants qui descendent sur Bamako. De même ce ne sont pas les unités d’infanterie de marine qui iront arrêter dans l’hexagone les cellules terroristes. La notion « gwbushienne » de guerre contre le terrorisme, souvent mal comprise en France a favorisé les malentendus. Les quatre mille combattants qui ont cherché à s’emparer du Mali sont une force militaire même si, c’est la nature même de la guerre révolutionnaire elles peuvent utiliser la guérilla et le terrorisme. Regroupés, reconstitués militairement dans le sud de la Libye, ces éléments peuvent à nouveau exiger une opération militaire d’envergure.

De la Défense européenne : retour au réalisme par un ajustement stratégique mondial

L’Union européenne traverse un cycle d’affaiblissement économique durable. En conséquence la « défense européenne » exige une refonte complète.

Depuis un an, en Allemagne, en Italie et en Grande Bretagne, des voix autorisées se font entendre pour relancer la PESD. Le président français et M. Le Driant veulent en faire une priorité. Mais comment ?

Entre Européens et Américains un ajustement stratégique s’impose, sachant que, plus que jamais, toute duplication des ressources est interdite. Inversant les termes de l’équation, on considérera non plus un pilier européen de l’Otan mais un pilier américain de l’Europe de la défense au sein de l’Alliance.

Il serait illusoire de croire que des capacités affaiblies s’ajoutant les unes aux autres puissent créer une somme plus forte. C’est banal dans toute logique de fusion des entreprises et même en arithmétique simple -1 + -1 n’a jamais produit autre chose que -2. Les considérations ordinaires des années 2000 sont donc totalement dépassées par le rythme des changements du monde. Ceci conduit à considérer un double basculement.

Par delà les discours et les effets d’annonce que se produit-il en réalité ?

On constate une inversion qui, impensable hier, est facilitée aujourd’hui par les réorientations souhaitées dès 2010 par Robert Gates, confirmées par son successeur au Pentagone, Leon Panetta et reconduites par le nouveau Secrétaire Chuck Hagel. Il accompagne le redéploiement stratégique des Etats-Unis sur l’espace asiatique-Pacifique. Dans le meilleur des cas on s’achemine donc vers une défense européenne otanienne finalement très proche de ce que proposait Tony Blair lors des accords de Saint Malo de 1998, puis du Touquet (2003). Cette approche a été confirmée à l’occasion des accords de Lancaster House (2010) dont la réalisation piétine.

Il en résulte une dépendance à l’égard des Etats-Unis sur les moyens « supérieurs » : renseignement, reconnaissance, surveillance, la nouvelle capacité à prendre la supériorité dans le Cyber espace. Elle se manifeste de manière emblématique par le recours à l’achat de drônes américains, ou, en second choix, israéliens, (mentionnée ci-dessus) faute d’avoir pu, à temps, mener à bien une production nationale techniquement à notre portée mais sabotée par les habituelles rivalités intérieures.

A partir de ces éléments il est licite de considérer que le problème du Livre blanc vient de ce qu’il n’est qu‘un constat consciencieux, un inventaire intelligent mais ne parvient pas à se hausser au niveau d’une force de proposition pour l’avenir. En témoigne de manière exemplaire le sort réservé au Cyberespace.

Le cyberespace s’affirme comme une priorité politico-stratégique

La Cinquième Dimension de l’action des hommes affecte désormais tous les domaines d’activités privés et publics, civils, militaires et diplomatiques. Source de prospérité, elle crée aussi des vulnérabilités porteuses d’insécurité et de graves tensions potentielles entre les Etats. On aura à remédier par la sécurité des systèmes d’information et l’établissement de nouvelles normes de bon comportement international. Même s’il devait être utilisé par le terrorisme, le Cyberespace constitue un immense espace de liberté et de démocratie. La « révolution » de l’Internet et des média sociaux bouscule la politique des Etats, y compris les plus autoritaires. Il est temps aussi de repenser une stratégie des droits de l’homme dans l’âge de l’information.

Le Livre blanc en fait fréquemment mention mais n’a pas été en mesure de prendre l’initiative d’établir une commission à part entière. Dans sa présentation publique du Livre Blanc, le président Hollande a insisté sur l’importance de ce domaine mais avec un temps de retard. Or les choses vont très vite dans le Cyber.

Il serait bon d’en finir avec la ritournelle sur le monde imprévisible et incertain. Ce monde a retrouvé sa plasticité naturelle, momentanément figée, en partie par l’épisode bipolaire dominé par la menace nucléaire.

Inhérente au jeu des rapports entre puissances, la complexité ne nous quittera jamais.

Disposons nous en France, en Europe, de la capacité d’adaptation, de créativité et d’invention pour y faire face ?

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Messages

  • L’article, très intéressant, oublie à mentionner une des tendances majeures de notre époque : la maritimisation qui va de pair de la globalisation. Cette question a une importance particulière pour la France comme elle dispose la deuxième plus grande Zone Économique Exclusive (ZEE) du monde. Pour que la France puisse en tirer les bénéfices, il faut mettre la fonction maritime comme une priorité !