« Le non-alignement n’implique pas d’affronter les États-Unis mais de rééquilibrer les termes de l’échange »

Emmanuel Macron a eu raison de ne pas s’aligner sur les États-Unis lors de son voyage en Chine : la fin de la guerre d’Ukraine ne saurait être ni une paix chinoise, ni une paix américaine mais une pax europaea.


François Géré, Président fondateur de l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas)


« Amie, alliée, mais non alignée », cette formule d’Hubert Védrine reprise par Alain Juppé caractérise le « gaullo-mitterandisme », constante de la politique étrangère de la Ve République mise à mal par Nicolas Sarkozy et François Hollande sous influence grandissante du néo-conservatisme.

Emmanuel Macron semble revenir à la tradition à travers plusieurs déclarations sur l’état mental de l’Otan, le besoin de sécurité de la Russie et, nouvellement, la question de Taïwan. « Le piège pour l’Europe serait qu’elle soit prise dans un dérèglement du monde et des crises qui ne seraient pas les nôtres. » « S’il y a une accélération de l’embrasement du duopole, nous n’aurons pas le temps ni les moyens de financer notre autonomie stratégique et deviendrons des vassaux alors que nous pouvons être le troisième pôle si nous avons quelques années pour le bâtir. »

Pour que « cette guerre soit notre guerre »

L’autonomie c’est la liberté de décision, celle de choisir ses fournisseurs et ses clients : pour vendre des Airbus et acheter du gaz à l’Iran ; celle d’investir et d’utiliser ses capitaux sans tomber sous le glaive des amendes du Trésor américain et de la dépendance à l’égard du dollar. C’est surtout la capacité en cas de crise à se doter d’une gamme diversifiée d’options parmi lesquelles choisir en fonction du critère de l’intérêt national pour que « cette guerre soit notre guerre » selon la formule gaullienne.

Macron se voit accusé – mais pas par tout le monde, comme en témoigne la réserve empathique du premier ministre japonais Fumio Kishida à l’occasion de la récente réunion du G7 – de miner la solidarité transatlantique fondée sur le partage de valeurs communes. Bonne occasion d’en finir avec ce mythe éculé. La peine de mort, l’avortement, le rapport aux armes et à la violence (50 000 citoyens américains ont été tués par balles en 2021), les croyances religieuses, en somme le rapport à la vie et à la mort divise les Américains comme les Européens.

Construire une unité spirituelle européenne

Car au sein de l’UE se déroule un combat culturel. En réalité certains Européens partagent les mêmes valeurs que certains Américains. L’Amérique de Woody Allen n’est pas celle de Donald Trump. En Russie, malgré la répression, certains Russes s’opposent au traditionalisme archaïsant de la dictature poutinienne. La priorité est donc de construire une véritable unité spirituelle européenne en réduisant les écarts culturels.

À ce stade, le risque est que Macron ne s’arrête au milieu du gué. Il lui faut, pour rester crédible, aller jusqu’au bout de la logique du non-alignement et dénouer le lien absurde du traité de Washington de 1949, frappé de caducité depuis la disparition de l’Union soviétique en 1990. Ce faisant il pourrait passer dans l’histoire pour le président qui a mis fin à la guerre froide. Bien entendu une telle démarche suscitera le courroux américain, assorti de menaces de représailles dans tous les domaines : financier, commercial, technique, militaire. Pourtant le non-alignement n’implique pas d’affronter les États-Unis mais de rééquilibrer les termes de l’échange. Macron entretient assez de liens étroits et anciens avec la haute finance new-yorkaise pour trouver les canaux d’un dialogue pragmatique.

En dépit des sophismes des idéologues, la géopolitique la plus élémentaire indique que l’Ukraine et Taïwan n’ont rien de commun. Hormis l’intention américaine de dévoyer une alliance dite « atlantique », vers le Pacifique où elle n’a que faire, risquant ainsi de renforcer les liens entre Moscou et Pékin. Allemands et Polonais feraient bien d’y songer à deux fois.

Macron nourrit l’ambition d’affirmer la France dans le Pacifique. Pour y parvenir il ne suffit pas de vendre quelques Rafale à l’Inde ou à l’Indonésie. La France doit se présenter porteuse d’un projet politique. Méfiants à l’égard de la Chine, ils n’entendent pas pour autant rejoindre l’Aukus (Australie, Royaume-Uni et États-Unis).

Déséquilibre des puissances

La France et l’UE les trouvera sensibles, par tradition, à une politique de non-alignement susceptible d’éviter un affrontement américano-chinois dont personne ne veut. Macron a eu l’audace de dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. Le monde est revenu au traditionnel déséquilibre des puissances et au jeu des alliances.

La France ne dispose plus du même poids. La Russie n’est ni l’URSS, ni l’empire de Pierre le Grand mais une puissance déclinante, nostalgique, inquiète, jouant, plutôt mal, des moyens matériels et humains dont elle dispose encore. La Chine et l’Inde pèsent aujourd’hui comme jamais, bien au-delà de l’Asie. Nul, à commencer par les Britanniques, ne se gêne pour reconfigurer ses alliances au mieux de ses intérêts. Pourquoi la France n’en aurait-elle pas le droit ? Pourquoi l’Union européenne devrait-elle renoncer à affirmer sa personnalité politique ? Il lui revient d’assumer son fardeau politique et financier à savoir la pacification durable de son espace, d’y prévenir et résoudre les conflits. C’est pourquoi la fin de la guerre d’Ukraine ne saurait être ni une paix chinoise, ni une paix américaine mais une pax europaea.


François Géré, « Le non-alignement n’implique pas d’affronter les États-Unis mais de rééquilibrer les termes de l’échange », La Croix, 3 mai 2023.


Photo : Volodymyr Zelensky s’adresse aux membres du G7, réunis en Allemagne, le 27 juin 2022.
TOBIAS SCHWARZ/AFP