Pour les Européens le temps est venu du non-alignement
François Géré, Président de l’Institut Français d’Analyse Stratégique
Retrait calamiteux d’Afghanistan, création d’une alliance stratégique (AUKUS) dans l’espace indo-pacifique aux dépens d’une France isolée et sans recours, en quelques semaines l’administration Biden a rappelé au monde et surtout à ses alliés ce qu’il faut entendre par leadership des États-Unis. La recherche sans compromis de ce qu’ils estiment être leur intérêt national en recourant sans ménagement ni consultation à la diplomatie du fait accompli. Cet exercice de realpolitik confirme, s’il en était besoin, la facticité de la prétendue communauté de « valeurs ». L’UE déplore. Paris s’indigne. Berlin regarde à côté. Tous annoncent qu’ils en tireront les leçons en se gardant de préciser par quelles mesures concrètes et unitaires. Au final, on en revient à des incantations sur l’autonomie stratégique et sur la construction d’une défense européenne compatible avec l’OTAN, ce qui constitue un non-sens logique. Car chaque État membre de l’UE poursuit sa relation particulière avec les États-Unis en fonction de ses intérêts commerciaux et financiers et du degré de dépendance politique et militaire qui en résulte. La création de l’AUKUS ne devrait pas surprendre. Elle constitue une des premières concrétisations de la mutation de la stratégie américaine ou « pivot » de l’Atlantique vers le Pacifique annoncée dès 2007 par l’administration Obama mais préparée de longue date avec une extraordinaire persévérance par des hommes d’’influence discrets comme Andrew Marshall décédé en 2015, directeur durant plus de trente ans (soit huit présidents) de l’Office of Net Assesment au Pentagone. Elle conduit aujourd’hui à une confrontation de plus en plus dure avec la Chine dans un environnement particulièrement dangereux en raison de la présence de six puissances nucléaires (États-Unis, Chine, Corée du Nord, Inde, Pakistan, Russie) plus une, le Royaume-Uni membre de l’AUKUS.
Ce tournant marque la caducité de l’Alliance atlantique créée par le traité de Washington de 1949. Or les Européens se refusent encore à comprendre qu’il appelle une réorientation équivalente de leur propre stratégie exprimée par un concept, porté par une diplomatie et une défense communes. Ce concept c’est le non-alignement. Il avait réuni durant la guerre froide à la conférence de Bandoeng en 1955 un certain nombre de pays qui refusaient la bipolarisation américano-soviétique : Yougoslavie, Inde, Indonésie, Egypte, la Chine qui avait envoyé son ministre des affaires étrangères, Chou en Laï. Ce regroupement par trop hétérogène dans sa composition (jusqu’à 120 membres), resta plus symbolique que fonctionnel par manque d’une véritable organisation. Or, aujourd’hui l’Union européenne, géographiquement homogène, trouverait dans le non-alignement une stratégie originale conforme à ses intérêts et à sa nature foncièrement pacifique. Elle affirmerait sa personnalité politique à l’échelle mondiale en refusant tout suivisme à l’égard des États-Unis, toute agressivité à vis-à-vis de la Chine et donnerait occasion à la Russie de reconsidérer sa politique européenne.
Car le non-alignement suppose non pas tant de sortir de l’OTAN que de mettre fin au traité de Washington devenu obsolète avec les mutations de la situation géopolitique depuis la fin de la guerre froide et l’accélération des progrès technologiques. Son organisation militaire ne correspond plus aux besoins de sécurité et de défense sur le continent européen et ses approches.
Elle s’avère n’avoir aucune utilité pour contrôler les flux migratoires maritimes. Alors que de nombreux États européens ont fait appel à des moyens militaires lors du pic de mortalité de la pandémie COVID, l’OTAN n’a offert aucune assistance. Or, outre ses moyens de transport aérien, elle a développé des compétences dans le domaine des armes biologiques qui eussent contribué à la lutte contre le virus.
Elle a perdu sa cohésion et laisse sans mot dire le bassin méditerranéen en proie aux dangereux caprices d’un despote mégalomane qui, dans son pays, la Turquie, bafoue ces « valeurs » défendues par l’Alliance atlantique.
L’OTAN est une machine à perdre les guerres dites de « basse intensité » face à des guérillas en Irak et en Afghanistan. C’est, en revanche, une machine à faire acheter par les Européens des armements fabriqués par les entreprises américaines. Demain ce pourrait être aussi une machine à entraîner les Européens sur le théâtre encore plus lointain et encore plus dangereux de l’espace indo-pacifique pour des missions sur lesquelles ils ne disposeraient que d’un droit consultatif de simple consentement.
Le temps est venu de rédiger un Traité de Bruxelles de non-alignement européen ouvert à signature aux États membres, associant des observateurs du monde entier, séduits par le non-alignement comme le sont déjà plusieurs États membres de l’ASEAN. Tout en étant une initiative française, cette charte devra faire l’objet d’une concertation préalable et de nombreuses consultations sur le modèle du processus de création du Marché commun durant les discussions entre les « Pères fondateurs » Monnet, Schuman, De Gasperi, Adenauer. L’expérience montre que trop de flamboyantes initiatives de Paris ont connu une fin de non-recevoir polie aggravant l’isolement diplomatique de la France. En la matière, bien penser, c’est penser ensemble.
Pour obtenir crédibilité et respect, le non alignement suppose la création d’une organisation militaire intégrant les forces mises à disposition par chaque État membre ce qui n’implique pas une armée européenne mais laisse l’option ouverte. Cette structure est logiquement soutenue par le renforcement des coopérations et des mutualisations des industries de défense bénéficiant de la préférence européenne. Les difficultés rencontrées jusqu’ici tiennent à l’absence d’une vision politico-stratégique partagée par tous. Une fois obtenu l’accord sur la fin, les moyens suivent. Aujourd’hui, faute de but politique clair, la stratégie des moyens est subordonnée à la seule stratégie d’entreprise validée par des actionnaires plus soucieux des dividendes que de l’autonomie stratégique. Le système de combat aérien du futur (SCAF) porté par la France, l’Allemagne et l’Espagne a été défini sur la base de préoccupations d’excellence technologique sans prêter la moindre attention à sa pertinence à l’égard des besoins en 2040 que nul, aujourd’hui, n’est en mesure de prévoir. Seule certitude : un coût exorbitant pour un mastodonte trop lourd, trop complexe, à l’évidence invendable !
La stratégie européenne de non alignement permet de se garantir contre les deux erreurs fatales qui guettent la France et ses partenaires.
La première est de se laisser entraîner dans un affrontement militaire avec la Chine. A l’égard de Pékin (comme des autres) les Européens doivent faire preuve de fermeté et de vigilance afin de préserver leurs intérêts économiques et leurs compétences technologiques contre les prédations clandestines. Des codes de bonne conduite sont nécessaires pour en finir à la fois avec les pratiques illégitimes et les angoisses irrationnelles qu’elles suscitent. Les « nouvelles routes de la soie » ne constituent une menace pour les intérêts européens qu’autant qu’il n’existe aucune coordination pour les défendre et obtenir de substantiels avantages. La négociation bilatérale place Pékin en position de force face à des interlocuteurs mis en concurrence sur des objectifs ponctuels (un port ici, une autoroute par là, etc.)
Deuxième erreur, l’amalgame entre Russie et Chine. Ces deux États n’ont rien de commun hormis l’étendue territoriale. Chacun poursuit des buts différents dans des espaces différents. Leur rapprochement tient sans doute à des intérêts énergétiques mais il a été renforcé par l’absence d’une diplomatie européenne concertée, cohérente et efficace. La stratégie des sanctions n’a donné aucun résultat significatif. Au nom des valeurs démocratiques, Moscou et Pékin sont confondus dans une même condamnation de leur autoritarisme et de leur mépris des droits de l’homme. Condamnation dépourvue de moyens de rétorsion efficaces, facilement ridiculisée par Moscou dans le cas de la Crimée et de la Biélorussie. La plus élémentaire subtilité consiste à exploiter leurs différences en renforçant leurs antagonismes latents dus, entre autres, au déséquilibre démographique en Extrême-Orient sibérien.
La Russie demeure une nation européenne. Un non-alignement européen est susceptible de dissiper l’angoisse des Russes à l’égard de l’OTAN et, à tout le moins, d’ôter le prétexte à son surarmement conventionnel. Il ouvrirait la voie à un règlement de la crise ukrainienne. Pour le reste, la capacité des forces nucléaires françaises au service d’une stratégie de dissuasion constitue une garantie de sécurité suffisante, mais nécessaire, pour une Europe non-alignée.
On ne saurait se dissimuler la difficulté d’un tel changement stratégique, l’ampleur des résistances et l’intensité des pressions pour lui faire obstacle. C’est pourtant la seule voie dont disposent les Européens pour conserver la maîtrise de leur destin dans la prospérité, la dignité et la paix.
François Géré, « Pour les Européens le temps est venu du non-alignement », L’Opinion, 5 octobre 2021.