Processus multipolaire et guerre limitée

Le système international est en transition progressive vers une recomposition de la puissance. L’actuel « nomos de la terre » (Carl Schmitt) est caractérisé par le « moment unipolaire » (Charles Krauthammer) finissant. Le nouveau nomos en devenir suit l’évolution actuelle d’un processus de multipolarisation de la puissance qui devrait aboutir, à terme, à un système international multipolaire.

Définie par Gaston Bouthoul comme une « lutte armée et sanglante entre groupements organisés », la guerre est, au sein du présent environnement international, un phénomène de violence concernant au moins deux États entrés dans une situation de belligérance. Le système international désigne quant à lui, d’après Raymond Aron, « l’ensemble constitué par des unités politiques qui entretiennent les unes avec les autres des relations régulières et qui sont toutes susceptibles d’être impliquées dans une guerre générale ».

A la suite d’un système international structuré par la bipolarité, le monde post 1989 a consacré la mise en place d’un système unipolaire sous hegemon américain [1]. Le processus de multipolarisation du système international a ensuite pris naissance, de manière filée, à la suite du redéploiement stratégique global des Etats-Unis post 11 septembre 2001. Ce processus multipolaire a par la suite pris corps à partir d’une conjoncture historique ayant cumulé l’éclatement de la Guerre de Géorgie, de la crise économique mondiale, des insurrections arabes et de la crise ukrainienne au sujet de la Crimée.

Il est possible d’estimer que le monde se trouve en transitions progressive vers un système international multipolaire (c’est-à-dire, selon R. Aron, un système où les acteurs appartiennent à des classes de puissances similaires) parce que la puissance américaine semble cesser de progresser selon un différentiel important avec les autres puissances, et parce que parallèlement, ces autres puissances placées hors du continuum hégémonique américain continuent quant à elles de progresser (l’Europe si l’on considère qu’elle n’est pas sous contrôle américain, les BRICA, la Turquie, l’Iran, l’Indonésie... [2]).

Par-delà la séquence historique de nivellement des identités et des cultures qu’aura en partie conduit le phénomène de la globalisation, le nouveau système international sera peut-être même, à terme, partiellement hétérogène (d’après la distinction faite par R. Aron), c’est-à-dire avec des Etats se réclamant de principes différents et de valeurs contradictoires (Etats-Unis et Etats de l’ensemble occidental d’une part, Russie, Chine, pays émergents, monde musulman... d’autre part).

Or, les transformations du système international s’accompagnent généralement de transformations de la guerre et la guerre peut elle aussi parfois produire des transformations du système international. Ainsi, l’actuel processus de multipolarisation du système international peut dans les limites d’un droit international éprouvé et d’un « pouvoir égalisateur de l’atome » (Pierre-Marie Gallois) contesté, conduire à générer un retour de la guerre conventionnelle limitée (quant à ses buts politiques, son aire géographique et son intensité). La guerre étant limitée, il n’y aura pas de remise en question de l’ordre [3], ce qui pourrait permettre une stabilisation du nouveau système international en formation.

Tant que l’arme nucléaire sera présente (sans abolition au moyen du désarmement) et restera effective (sans neutralisation au moyen d’un saut technologique de la défense antimissile ou de l’apparition d’une arme nouvelle), la guerre restera limitée, interdisant donc probablement l’apparition d’une rupture historique, systémique et stratégique par voie guerrière.

Cette limitation de la guerre pourrait par ailleurs être appuyée par une restauration du rôle des Nations unies, notamment avec l’accession de nouveaux membres au Conseil de sécurité, ce qui permettrait peut-être à terme, de faire naître une gouvernance globale davantage équilibrée.

Dès lors, dans une perspective radicale, le risque est que les acteurs réfractaires à l’ordre multipolaire en formation tentent de rompre avec ce processus en créant une rupture stratégique, au moyen d’une guerre majeure qui serait permise par la neutralisation de l’arme nucléaire. Dans une perspective modérée, ces acteurs réfractaires à l’ordre multipolaire pourraient être tentés de façonner une normalisation stratégique [4] destinée à enrayer ou du moins à corseter et retarder l’avènement de ce nouvel ordre.

Aussi est-il plus que jamais souhaitable, en dépit des décisions pouvant émerger des contingences politiques et matérielles actuelles, que la volonté de sauvegarde de la paix internationale et des souverainetés nationales conduise à la conservation de l’arme nucléaire, à la restauration du droit international ainsi qu’au maintien de budgets de défense ouverts à l’adaptation et au développement de schémas d’armées polyvalents.


Alexis Baconnet est chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS).


[1Sur ce thème, cf. Alexis Baconnet, « 1989, dernière rupture du système international », www.diploweb.com, 1er novembre 2010.

[2Le fossé de puissance séparant l’Europe et les BRICA de la Turquie, de l’Iran et de l’Indonésie est certes substantiel, mais celui séparant ces derniers Etats de ceux du reste du monde est tel qu’il semble pertinent de les considérer ensemble.

[3François Géré, La sortie de guerre. Les Etats-Unis et la France face à l’après-guerre froide, Economica, Institut de Stratégie Comparée, Bibliothèque stratégique, Paris, 2002, p. 11.

[4Alexis Baconnet, « Vers la normalisation stratégique ? », Institut français d’analyse stratégique (IFAS), 21 février 2015.