De quelques implications stratégiques du drone armé

La France disposera de drones MALE (Moyenne Altitude Longue Endurance) armés en 2019. Véhicule sans pilote embarqué, et opéré à distance, un drone n’est pas un robot et peut-être terrestre, aérien ou naval. Son usage peut-être tactique, opératif ou stratégique selon ses capacités. Il est désormais un maillon essentiel de l’interconnexion synergique entre les systèmes d’armes dans une conduite de la guerre en réseaux infocentrés.

Les drones armés français seront dédiés à un emploi dans le strict respect de la légalité des interventions militaires (jus ad bellum) et du droit de la guerre (jus in bello) ; rien de comparable donc aux exécutions extra-judiciaires américaines. D’autre part, les drones armés n’engendreront pas plus une rupture éthique dans le combat que les missiles de croisière ou balistiques tirés à longue distance n’en ont engendré ; a fortiori si comme la France, les opérateurs de drones sont déployés sur le théâtre des opérations.

Dans l’environnement stratégique actuel, l’intérêt pour ces systèmes d’armes procède à la fois d’une recherche permanente de la réduction des pertes humaines, du défi croissant de l’évolution des armées dans la haute technologie et du maintien de rang technologique dans une période d’importantes contraintes budgétaires exigeant de réduire les coûts.

Dans la vision stratégique américaine, les drones, entre autres les drones MALE et notamment lorsqu’ils sont armés, sont envisagés comme devant permettre d’améliorer la connaissance situationnelle du théâtre ainsi que la létalité et la survie des unités déployées dans les airs comme au sol ; donnant à ces unités un accès à un flux d’informations en temps réel leur permettant de voir au-delà de leur champ de vision physique et établissant une relation dans laquelle l’aéronef avec pilote (avion, hélicoptère) et l’aéronef avec opérateur (drone) font équipe (Manned-Unamanned Teaming – MUM-T) [1].

Ainsi, dans un espace aérien maîtrisé grâce aux chasseurs, un drone peut assurer une mission de surveillance, couvrant pendant plusieurs dizaines d’heures une zone de plusieurs centaines de kilomètres carrés. Il peut recueillir du renseignement sous des formes diverses allant de l’imagerie à l’interception électromagnétique et détecter des mouvements ennemis, relayant et distribuant un flux constant de données entres unités déployées dans les air et au sol. Il peut illuminer des cibles au sol et effectuer au besoin, des frappes d’opportunités. Qu’ils soient dédiés au soutien dans le cadre d’une mission ou bien déroutés d’une mission pour pouvoir porter secours, les drones armés permettent de fournir un appui aérien rapide et durable aux troupes déployés. D’autres drones peuvent quant à eux être armés pour effectuer des missions de frappes planifiées. Véritable entrée mobile d’un réseau d’information et de communication, le drone est interconnecté aux autres unités avec lesquelles il fusionne ses données. Il permet de traiter l’information et de communiquer avec les bases, la chasse, les troupes au sol (forces spéciales, infanterie, aviation légère...) afin de sans cesse accroître la fluidité d’action et la vitesse d’exécution de la boucle OODA (Observe Orient Decide Act) dans une démarche cherchant à prendre de court l’ennemi et à le sidérer.

Les guerres actuelles impliquant les armées occidentales sont toutes asymétriques et irrégulières ou au moins hybrides. Ces armées y occupent la place du belligérant le plus puissant disposant notamment de la suprématie aérienne. A l’inverse, les forces adverses recourent à la dissimulation au sein de sanctuaires géographiques mais aussi au sein des populations civiles en ne portant ni uniforme, ni arme de manière apparente. La recherche, l’identification et la discrimination de ces forces ne s’en trouve que plus compliquée.

Dans une interconnexion en réseaux permanente, inhérente au concept de Command Control Communications Computer Intelligence Surveillance Targetting Acquisition and Reconnaissance – C4ISTAR), les bases, la chasse, les forces spéciales et les drones agissent chacun comme le prolongement de l’autre. Par maints aspects ce n’est que désormais que nous sommes sur le point d’appliquer véritablement les concepts de C4IS(TA)R et de guerre en réseaux initialement développés à la fin des années 90. Le drone armé est donc l’évolution logique des implémentations technologiques et doctrinales précédentes, s’inscrit dans la continuité du drone de renseignement et s’impose comme un maillon essentiel du passage au Système de Combat Aérien Futur (SCAF).

Les États-Unis, la Grande-Bretagne, Israël, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Irak, les Émirats Arabes-Unis, le Pakistan, la Turquie, le Nigeria disposent déjà de drones armés. L’Italie a obtenu en 2015 l’autorisation américaine d’armer ses MQ9 Reaper. La Russie, mise pour l’instant sur les drones aériens tactiques, par contrainte budgétaire, mais des programmes de drones stratégiques sont à l’étude. La Chine, l’Inde, l’Égypte, le Kazakhstan ou encore l’Ouzbékistan se montrent aussi intéressés par les drones armés.

Pour l’heure, le choix d’acquisition retenu par la France est d’une part celui du MQ9 Reaper pour l’armée de l’air, un drone MALE de fabrication américaine (General Atomics) et dédié à la surveillance, la recherche et la destruction de l’ennemi ; d’autre part celui du drone tactique Patroller de fabrication française (Safran) pour l’armée de terre et dédié aux tirs d’opportunités. Ayant développé des drones aériens tactiques dès les années 60, la France s’est tournée dans les années 2000 vers Israël pour développer le drone Harfang afin de franchir une étape capacitaire et satisfaire à ces besoins opérationnels. En voie d’obsolescence et faute de solution nationale ou européenne, c’est pragmatiquement que les 4 Harfang de la France ont du être renforcés, à partir de 2013, par des Reaper américains. L’armée de l’air dispose ainsi de 6 Reaper au sein de l’Escadron 1/33 Belfort de la BA709 de Cognac. 6 autres Reaper seront acquis en 2019.

Avec un important temps de présence sur site et une relative proximité avec la cible, l’endurance du drone armé, offre une meilleure possibilité de discrimination et une extension du laps de temps durant lequel le réversibilité de la décision de tir reste possible, contrairement à un missile. Le drone armé permet en conséquence de traiter immédiatement une menace alors que le recours à un chasseur nécessite souvent un délai de plusieurs heures après renseignement du drone, délai durant lequel la cible peut disparaître. Il offre la possibilité d’une action rapide en réunissant dans la même séquence temporelle l’acquisition de l’information et la décision de frappe. Cette rapidité d’action est du reste renforcée par sa discrétion supérieure à celle d’un aéronef piloté. Dans une problématique d’isolement de troupes dans un environnement terrestre hostile, le drone MALE armé peut assurer une surveillance mais aussi un appui précieux. Enfin, le préjudice matériel que son éventuelle destruction entraînerait reste, à tout point de vue, plus restreint que celui d’un aéronef habité.

Toutefois, si le drone MALE armé revêt bien des avantages en termes d’emploi (temps de présence, moindre exposition des hommes) et de coût (heure de vol moins chère que celle d’un aéronef piloté, recours aux aéronefs pilotés uniquement en cas de besoin) il ne peut en aucun cas se passer de la contribution des chasseurs. Le drone MALE est en effet vulnérable et détectable en environnement contesté. Son emploi est réservé aux milieux permissifs ou aux situations où la maîtrise de l’air est garantie par les chasseurs. Ainsi se prête-t-il bien à la lutte anti-terroriste et aux théâtres dénués de défenses anti-aériennes tels que Barkhane, par exemple. C’est en connexion avec les unités au sol comme avec la chasse, au sein d’une bulle opérationnelle aéroterrestre, que le drone agit, notamment en tant que nœud de transit de l’information. Les guerres actuelles, telles que celle menée au Sahel, exigeant plus que jamais d’être menées d’une manière interarmes, l’emploi de drones MALE armés par l’armée de l’air pourrait venir en soutien de la manœuvre aéroterrestre de l’aérocombat, en combinant moyens au sol et moyens aériens de l’armée de terre, dans un souci de réactivité, de fulgurance et d’efficacité, prompt à accélérer le rythme des opérations et à rechercher la sidération de l’ennemi.

Reste que la possession et l’acquisition de systèmes d’armes MQ9 Reaper, fussent-ils au standard block 5, pose nécessairement la question de l’étanchéité des flux de données transitant par l’appareil et plus globalement la question du risque de normalisation stratégique (des systèmes d’armes mais aussi des doctrines d’emploi de ces systèmes) [2]. A moyen et long terme, l’acquisition de drones armés ne peut être totalement bénéfique que dans une optique souveraine. Aussi, le développement d’un drone MALE armé européen (France, Allemagne, Italie, Espagne/Dassault, Airbus Defense Systems, Leonardo-Finmeccanica) dédié aux environnements permissifs doit-il fournir une solution souveraine affranchie de la tutelle technologique américaine. Au-delà du drone armé, le développement franco-britannique (Dassault, Safran, Thalès/BAE Systems, Rolls-Royce, Selex) du Système de Combat Aérien Futur (SCAF), dans le cadre des accords de Lancaster House (2010), doit fournir une solution pour les missions de renseignement et de combat dans des environnements hostiles présentant des capacités de déni d’accès. Le SCAF ne sera ni un drone ni un nouvel aéronef avec pilote mais un système d’armes combinant les deux : « un "combat cloud", véritable système de systèmes intégrant des senseurs et des effecteurs de différente nature et de différentes générations. Drones ou Rafale seront tour à tour senseurs ou effecteurs, suivant leur rôle attribué en temps réel depuis un noyau C4ISTAR. » [3] Reposant notamment sur les avancées obtenues par le développement des projets nEUROn (Dassault) et Taranis (BAE Systems), deux démonstrateurs doivent être proposés à l’horizon 2025 pour une industrialisation à l’horizon 2030.

Orientation bibliographique

Cédric Perrin, Gilbert Roger, Rapport d’information du Sénat fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées par le groupe de travail « Les drones dans les forces armées », N° 559, 23 mai 2017.


Alexis Baconnet est chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé au Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense (CLESID), EA 4586 Francophonie, mondialisation et relations internationales, université de Jean Moulin Lyon 3.


Photo : Drone MQ9 Reaper britannique en Afghanistan pendant l’opération Herrick, 2009 - © Tam MacDonald/Ministry of Defence, OGL.