Chine-Russie : la grave erreur des Etats-Unis

La puissance majeure ne doit jamais susciter contre elle l’union hostile de deux puissances de niveau inférieur


François Géré, Président de l’Institut Français d’Analyse Stratégique.


La déclaration conjointe de Vladimir Poutine et Xi Jing Ping lors de l’ouverture des JO de Pékin le 4 février 2022 revêt une forte valeur symbolique. Au-delà, elle révèle la gravité de l’erreur commise par les Etats-Unis depuis une dizaine d’années en transgressant un principe géostratégique fondamental : la puissance majeure ne doit jamais susciter contre soi l’union hostile de deux puissances de niveau inférieur pour n’avoir pas à les affronter simultanément sur deux théâtres différents.

A la fin de l’année 2011 le président Obama annonçait en Australie sa volonté de procéder à un rééquilibrage des intérêts américains en direction du Pacifique jugé plus dynamique que la vieille Europe moins préoccupante depuis la disparition de l’URSS. Cette initiative avait été préparée par Kurt Campbell, secrétaire d’Etat adjoint pour l’Asie Pacifique de 2009 à 2013 qui lui donna le nom de « pivot » en référence aux géopoliticiens du début du 20ème siècle. Clairement, Washington choisit l’affrontement multidimensionnel (économique, technologique et militaire) avec la Chine et, conformément à la ligne adoptée après la fin de la Guerre froide, de ne tolérer aucun « peer competitor ». Admettons.

Mais pour que ce pivot fonctionne il convenait de ménager la Russie de manière telle qu’elle ne reconstitue pas une menace potentielle en Europe et n’éprouve pas le besoin de rechercher le soutien de la Chine. Une révision en profondeur des relations avec Moscou devenait indispensable. Or il n’en a rien été, tout au contraire.
Entré à la Maison blanche en janvier 2009, le président Obama manifesta l’intention de redémarrer (reset) les relations avec la Russie, notamment le dialogue sur les armements nucléaires. Mais cette bonne intention tourna court car elle laissa de côté deux dossiers, la défense anti missiles balistiques (DAMB) et l’Ukraine qui sont d’autant plus cruciaux pour les Russes qu’ils sont liés.

En 2002, suite à l’émotion du 11 septembre 2001, l’administration Bush, en toute légalité, a quitté le traité ABM de 1972 qui limitait drastiquement le développement et le déploiement des anti-missiles. Dès lors, chaque année, le BMDO a pu procéder aux essais de multiples systèmes constamment améliorés mais peu efficaces. La DAMB fut proposée aux Alliés tant en Asie (menace nord-coréenne) qu’en Europe, via l’OTAN (menace iranienne, beaucoup plus spéculative). Obama a poursuivi le programme de déploiement en Europe en dépit des objurgations de Moscou et Donald Trump n’a fait qu’assurer la continuité.

Chacun des adversaires présente officiellement des arguments fallacieux. Moscou prétend que la DAMB compromet l’équilibre stratégique fondé sur les seules armes offensives. Washington fait valoir que ses capacités ne peuvent gêner les forces stratégiques russes, qu’elles ne visent que les moyens limités de l’Iran. Il est parfaitement exact que la DAMB des Etats-Unis est incapable, et pour longtemps, d’intercepter à 100% et même infiniment moins une salve de missiles balistiques russes dotés de têtes manoeuvrantes indépendamment guidées et de leurres. Cela les Russes sont les premiers à le savoir. Alors pourquoi cet acharnement dans la dispute ? La défense anti-missiles repose sur un système complexe dont l’intercepteur ne constitue que la phase finale. Les phases antérieures comportent les segments détection (par radar) trajectographie et guidage vers le missile assaillant. La DAMB inclut la maîtrise dans le spectre électromagnétique des opérations de commandement, contrôle et communication (C-3). Ceci revient à dire que le dispositif de l’OTAN fourni par les entreprises américaines - à un prix très élevé- permet de localiser, intercepter et brouiller l’ensemble des transmissions adverses. C’est la guerre électronique.

De source otanienne, le dispositif actuel comporte un radar BMD américain à Kürecik (Turquie) une station américaine Aegis Ashore sur la base aérienne de Deveselu (Roumanie, 2018). Le centre de commandement se trouve à Ramstein en Allemagne. Enfin un autre site Aegis Ashore, est en voie d’achèvement à Redzikowo (Pologne). A l’évidence, sur la carte, il vise l’encerclement de la Russie. En sorte que si d’autres systèmes de cette nature étaient déployés en Ukraine, devenue membre de l’OTAN, ils seraient en mesure de perturber gravement les opérations de l’armée russe.

Or Washington persiste à poursuivre l’élargissement de l’OTAN. La déclaration du sommet de Bucarest en avril 2008 stipule : « L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. » La Russie avait alors parlé « d’erreur majeure lourde de conséquences ». Preuve en fut donnée en août 2008 lors de la courte guerre entre la Géorgie et la Russie à propos de l’Ossétie du Sud.

A l’égard de l’Ukraine, Obama a maintenu les orientations des années précédentes. Le vice-président Biden et Hillary Clinton, à la tête du Département d’Etat, firent le choix de Victoria Nuland pour le poste de sous-secrétaire d’Etat pour l’Europe orientale en septembre 2013. Le 4 février 2014, l’enregistrement d’une conversation téléphonique datant du 28 janvier 2014 entre Victoria Nuland et Geoffrey Pyatt, ambassadeur des États-Unis en Ukraine, est publié sur YouTub. Nuland faisait état de sa préférence pour « Yats », (Youri Iatseniouk qui devint Premier ministre d’Ukraine le 27 février 2014) le tout ponctué d’un « fuck the EU » qui indigna Angela Merkel. Dans ces conditions le refus du président Ianoukovitch de l’accord d’association avec l’UE ne peut apparaître comme la seule cause de la révolution de Maidan. A tort ou à raison, Poutine est convaincu que tout nouvel adhérent à l’UE devient membre de l’OTAN pour compléter la prospérité par la sécurité sachant que l’UE ne dispose d’aucune force militaire. A ses yeux l’entrée de l’Ukraine dans l’UE s’accompagnerait donc de l’adhésion à l’OTAN.

Après quatre ans de cafouillage trumpien, l’élection Joe Biden a rapidement aggravé la situation. Kurt Campbell a été rappelé à la Maison Blanche le 10 janvier 2021. Il a été l’artisan de l’AUKUS dont la France a fait les frais quelques mois plus tard. Victoria Nulan est devenue en mai le numéro trois du Département d’Etat, en charge des affaires politiques. Moscou et Pékin n’ont pas manqué de prendre note ce qui explique la détérioration générale et la déclaration du 4 février 2022.

Ainsi par excès de confiance en leur puissance, par sous-estimation de la capacité de nuisance russe, les Etats-Unis se retrouvent dans une position stratégique mondiale dangereuse, proche de l’impasse.

S’il n’appartient à personne de leur dire comment s’en sortir quelques évidences s’imposent telles que la reprise du dialogue avec Moscou sur les armes stratégiques et sur la DAMB, l’élargissement de la maîtrise des armements à l’Espace en prenant en compte les armes antisatellites et la gestion des débris.

De leur côté, les Européens auront à veiller à ne pas se laisser enfermer dans des dilemmes étrangers à leurs intérêts. L’autonomie stratégique européenne n’est pas seulement militaire, elle est aussi, et plus encore, diplomatique. L’intercession franco-allemande - que l’on espère pleinement concertée- à l’égard de la Russie et des Etats-Unis à propos de l’Ukraine prolonge logiquement les négociations dites « format Normandie », à l’initiative de François Hollande. Si elle réussit, elle constituera de fait une première étape dans un long processus d’appropriation de leur destin par ceux des Etats européens qui le veulent.

J’ai suggéré dans L’Opinion du 5 octobre 2021 la création d’une Charte européenne de non –alignement ouverte à tous les états européens et même au-delà, correspondant à leurs aspirations à la prospérité et à la paix et par conséquent à ne pas se laisser entraîner dans de possibles guerres. L’avenir de l’Ukraine est dans l’affirmation de sa souveraineté nationale et de sa personnalité européenne dans un cadre original qui mettrait un terme à trente ans de luttes d’influence belligènes entre des puissances extérieures.


François Géré, “Chine-Russie : la grave erreur des Etats-Unis”, L’Opinion, 9 février 2022.