Pour un Mouvement des non-alignés européens


François Géré, Président de l’Institut Français d’Analyse Stratégique, Agrégé et docteur habilité en Histoire. Publications : Anti Maximes, 2021, Sous l’empire de la désinformation, 2019, La stratégie française contemporaine, 2017.


La brève rencontre de Rome entre Joe Biden et Emmanuel Macron ne pouvait que se limiter à un échange de pure forme sans rien modifier sur le fond d’une profonde divergence. La visite à Paris de la vice-présidente Kamala Harris risque fort de connaître le même sort pour une raison fondamentale. Depuis son discours de la Sorbonne de septembre 2017 où il déclarait « en matière de défense, notre objectif doit être la capacité d’action autonome de l’Europe, en complément de l’OTAN. », le Président de la République s’est enfermé dans un non-sens logique qui explique l’échec de sa démarche. To be in or not to be in. Il faut choisir. L’Union Européenne ne saurait accéder à la souveraineté et à l’autonomie stratégique qu’en rompant un noeud gordien vieux de 70 ans : l’Alliance atlantique devenue obsolète depuis la fin de la guerre froide.

Le départ calamiteux d’Afghanistan (dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences), la formation d’un pacte anti-chinois en Indo-Pacifique (AUKUS) assorti de l’annulation australienne du contrat de vente de sous-marins français ne sont que le prolongement d’une longue suite de vexations explicables par la décision majeure prise vers 2008-2010 par l’administration Obama d’effectuer une bascule (« pivot ») de l’Atlantique vers le Pacifique.

En 2018, lorsque Donald Trump décida unilatéralement de sortir de l’accord nucléaire passé avec l’Iran et de réimposer des sanctions, les Européens mesurèrent leur dépendance et l’étroitesse de leur souveraineté.

L’extraterritorialité du droit américain permet de prendre en otage les entreprises européennes qui refuseraient de s’aligner sur la législation votée par le Congrès. Déjà sous l’administration Obama, plusieurs d’entre elles ont dû s’acquitter d’amendes exorbitantes pour avoir cru pouvoir tourner ces interdits. Total a été contraint de suspendre sine die ses opérations en vue d’exploiter le gisement de gaz de Pars privant ainsi la France d’une ressource vitale. Il est par ailleurs impossible de recourir à un système de transaction alternatif en raison de la suprématie monopolistique du dollar, seule monnaie de compte internationale.

L’insertion de composants américains dans les fabrications européennes permet de faire obstacle à leur exportation. Airbus dut renoncer à la vente de 130 appareils à l’Iran. Imaginons que la même situation se reproduise à l’égard de la Chine.
Enfin, dans le secteur crucial du renseignement il ne s’agit plus de dépendance mais de vulnérabilité à l’égard de pratiques hostiles. La NSA espionne depuis longtemps les dirigeants européens qui, vainement, dénoncent leur mise sur écoute électronique.

Depuis dix ans de nombreux dirigeants américains ont déclaré leur désintérêt pour l’Alliance. Rumsfeld la déclara gênante au moment de la crise précédant l’invasion de l’Irak en 2003 à laquelle s’opposèrent l’Allemagne et la France. Trump a manifesté un mépris sans ménagement. Plus polis, Obama et aujourd’hui Biden ne cessent d’exiger un investissement financier européen plus élevé dans l’OTAN. La relation transatlantique ressemble depuis 1990 à un poker menteur où nul n’a voulu montrer ses cartes. Les Européens n’ont jamais osé demander à voir le retrait américain. Les Etats-Unis n’ont jamais sérieusement envisagé de se priver d’un atout d’influence politique assorti d’un marché lucratif pour leur industrie d’armement. Les secrétaires généraux de l’OTAN orientent donc l’activité de l’organisation au gré des intérêts des Etats-Unis sous la houlette d’un SACEUR américain. M. Stoltenberg martèle deux thèmes : pas de défense européenne en dehors de l’OTAN afin d’éviter toute duplication ; nécessité pour l’organisation de faire front contre les menaces russes et chinoises. Ce détournement géostratégique des Européens vers l’Indo-Pacifique où personne ne les menace appelle de leur part un triple refus.

Refuser de servir des intérêts américains qui ne coïncident pas avec ceux des Européens ;

Refuser de cautionner les pratiques « sauvages » de l’actuel gouvernement chinois : répression des hommes par la violence et le contrôle policier, de subir le pillage systématique des savoirs et des technologies par espionnage et cambriolage informatique ;

Refuser de s’associer aux risques d’une crise susceptible de dégénérer par escalade vers une guerre nucléaire hors de contrôle, peu probable mais toujours possible.
Le choix du non alignement, librement inspiré du mouvement des non-alignés de 1955, s’impose pour la France et l’Union européenne. Elle comporte une implication majeure : le retrait du traité de Washington de 1949. Le temps est venu de lui substituer un Traité de Bruxelles de non-alignement européen ouvert à signature aux États membres de l’UE, associant des observateurs du monde entier. Tout en étant une initiative française, cette charte exige une concertation préalable sur le modèle du processus de création du Marché commun par les « Pères fondateurs » Monnet, Schuman, De Gasperi, Adenauer.

Pour obtenir crédibilité et respect, le non alignement suppose la création d’une organisation militaire dotée d’un budget à hauteur de 2.2% du PIB (soit moins que les Etats-Unis, 3, 7% mais plus que la Chine, 1,7%) pour chaque participant, intégrant les forces mises à disposition par chaque État membre ce qui n’implique pas une armée européenne mais laisse l’option ouverte. Cette structure serait soutenue par le renforcement des coopérations et des mutualisations des industries de défense bénéficiant de la préférence européenne.

L’UE en tant que puissance non-alignée trouverait un rôle de médiateur conforme à la nature de ses institutions, au savoir-faire de son personnel et à l’idéologie d’une opinion publique devenue étrangère, voire opposée à la guerre comme moyen de la politique. Toutes les élections récentes montrent que pour la jeunesse le réchauffement climatique constitue la seule menace qui compte. Nous assistons à une mutation profonde des perceptions de l’intérêt national et des moyens de la sécurité. Le Mouvement des non alignés européens développerait une diplomatie active sur les dossiers d’intérêt mondial : climat, répartition des ressources, réduction des risques de guerre nucléaire. La coordination des politiques nationales dans la mise en œuvre de la transition écologique confirmera son rôle de leader en définissant les normes et les standards vis-à-vis des grandes puissances récalcitrantes.

Prétendre à l’autonomie c’est pouvoir librement choisir son propre destin. Qui, brisant les vieux tabous, osera en prendre l’initiative ? C’est dans ces moments que se reconnaissent les grands hommes d’État.


François Géré, « Pour un mouvement des non-alignés européens », Libération, 29 octobre 2021.