Kosovo, au tour de l’Europe ?

Par Julien Chassany.

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Julien Chassany propose d’analyser l’accélération de la diplomatie européenne dans la région-clef des Balkans, le Kosovo, depuis le feu vert donné par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies pour l’ouverture du processus de négociation concernant le futur statut de la province serbe.

Finalement, les décisions sont passées toutes deux presque inaperçues.

Pourtant, tant la proximité temporelle des deux annonces que les raisons les sous-tendant, méritent une réflexion attentive. Six ans et demi après l’intervention des troupes de l’OTAN au Kosovo, l’histoire semble s’accélérer (enfin) dans la partie méridionale des Balkans.

• Le 4 octobre, l’ambassadeur Kai Eide, désigné par Kofi Annan pour procéder à un examen global de la situation au Kosovo, a rendu son rapport. Il avait été désigné le 4 juin 2005 afin de conduire une « évaluation politique » de la situation actuelle du Kosovo et de proposer « les conditions permettant à la communauté internationale d’engager les phases suivantes du processus » concernant le statut final de la province, peuplée majoritairement d’albanais mais appartenant à la Serbie-Monténégro de jure. L’ancien ambassadeur norvégien auprès de l’OTAN a considéré que, malgré de nombreux problèmes persistants, « il n’y [aura] jamais de bon moment pour discuter de l’avenir du Kosovo », et qu’il fallait ouvrir dès à présent les négociations pour régler le statut final.

Prenant acte des conclusions positives du rapport, le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a donc envoyé une lettre au Conseil de sécurité, l’enjoignant à se prononcer en faveur de l’ouverture des négociations. Le Conseil de sécurité a donné son feu vert lors de la séance du 24 octobre afin qu’elles puissent débuter dès la fin de l’année, le plus rapidement possible. Martti Ahtisaari, l’ancien président finlandais, sera chargé de conduire les discussions au nom des Nations Unies. Il sera secondé par trois adjoints, un russe, un américain et un européen.

• Six jours plus tard, le 10 octobre, Olli Rehn, le commissaire européen à l’élargissement annonçait l’ouverture des négociations avec la Serbie-Monténégro devant conduire à la signature d’un accord de stabilisation et d’association, dernière étape avant l’adhésion à l’Union européenne.

Ces deux décisions étaient prévisibles et attendues. Néanmoins, elles résultent, dans les deux cas, de logiques politiques et de considérations stratégiques, plus que d’une lecture attentive des situations actuelles. Paradoxalement, ni le Kosovo, ni la Serbie-Monténegro ne sont objectivement prêts, l’un à assumer un futur statut international, l’autre, une relation responsable avec l’Union européenne, selon les termes évoqués lors du conseil de Thessalonique en juin 2003.

Le rapport de M. Eide est sans équivoque. Les huit critères (ou « normes »), fixés par la communauté internationale et portant entre autres sur le respect des droits des minorités, de la libre circulation, et des droits fondamentaux ainsi que sur la promotion d’un Etat de droit et d’une économie de marché efficaces, sont bien loin d’être remplis. Le retour des populations serbes et le respect de leurs droits, sujets particulièrement préoccupants actuellement, renvoient à un futur bien incertain, la mise en place d’un « Kosovo multi-ethnique », credo des organisations internationales présentes au Kosovo. Concernant l’avenir européen de la Serbie-Monténégro, le refus de Belgrade de coopérer pleinement avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en extradant les fugitifs Ratko Mladic et Radovan Karadzic, toujours cachés dans les montagnes monténégrines, devait, selon toute vraisemblance, empêcher Bruxelles d’ouvrir les négociations [1] .

Un faisceau d’explications concomitantes permettrait néanmoins de comprendre les raisons de ces décisions diplomatiques de premier ordre, et de nous éclairer ainsi sur les dispositions de la communauté internationale en général et de l’UE en particulier, envers les Balkans :

o Depuis l’intervention de l’OTAN au Kosovo en juin 1999, et malgré l’ambiguïté des termes de la résolution 1244 de l’ONU quant à l’avenir de la province, il n’a jamais été fait grand mystère de la perspective d’indépendance. Soutenue sans ambiguïtés et sans discontinuité par les États-Unis depuis Bill Clinton, cette perspective a encore été au centre du message de Nicholas Burns, sous-secrétaire d’État des États-Unis, lors de sa récente visite au Kosovo. Les évènements de mars 2004 ont révélé la frustration d’une population majoritairement peuplée d’albanais très favorables à l’indépendance, face à un processus bloqué par l’inertie de son propre gouvernement et par les hésitations et les lenteurs de la MINUK [2] . De l’aveu même de Kai Eide, reculer encore la date des négociations aurait fait basculer dans la violence une région stabilisée mais pas encore stable. Les risques sont réels, malgré les 17 500 soldats de la KFOR stationnés sur l’ensemble du territoire. Le réseau de jeunes militants mené par Albin Kurti [3] , qui peint sur les murs de la ville de Pristina « Pas de négociations, autodétermination », fait de plus en plus d’émules. La question de l’indépendance fait les gros titres des journaux locaux, et la position inflexible de Belgrade renforce les albanais du Kosovo dans leur désir de ne pas tergiverser.

o La décision de lancer les négociations finales a sans aucun doute été aussi conditionnée, voire précipitée, par la récente annonce du cancer dont est atteint Ibrahim Rugova, homme fort et Président du Kosovo. Celui qui a longtemps représenté la cause kosovare auprès de la communauté internationale lors des exactions du régime de Milosevic, énigmatique personnage au foulard de soie autour du cou et héros du mouvement de résistance kosovare est, sans nul doute, l’homme incontournable de la province. Les liens qu’il a créés avec les chefs d’État et le soutien dont il jouit auprès de la population en font le représentant idéal du Kosovo albanais pour les prochaines négociations et on comprend aisément que la perspective de sa maladie fasse craindre un blocage des négociations, conséquence alors de probables luttes de pouvoir internes. D’autant plus que ni Hashim Thaqi, ni Veton Surroi, leaders de l’opposition, encore moins le Premier ministre actuel, Bajram Kosumi, ne semblent capables, pour des raisons différentes, de porter seuls une telle responsabilité.

o La pression, récemment renouvelée du Monténégro, en faveur d’une séparation de la République fédérale de Yougoslavie et l’annonce en septembre par le Premier ministre Milo Djukanovic, que le référendum serait organisé en début de 2006 « même sans soutien de la communauté internationale », a sans aucun doute joué un rôle important dans l’accélération de l’agenda international et surtout européen du Kosovo. On connaît la méfiance particulière de Javier Solana envers une séparation entre Podgorica et Belgrade. Le diplomate européen craint en effet que l’autonomie du Monténégro n’attise les tensions et ne déstabilise les Balkans. Les monténégrins font la sourde oreille aux pressions européennes et Bruxelles estime qu’il est urgent que le statut du Kosovo soit réglé avant que le « Crna Gora » ne proclame son indépendance .

o Enfin, annoncée le 10 septembre par la Commission européenne, la décision d’ouvrir les négociations pour la signature d’un Accord de stabilisation et d’association a été prise en Conseil des ministres le 3 octobre. Nul doute, que lors de leurs réunions, les diplomates européens connaissaient alors la teneur du rapport que M. Eide allait rendre. Ouvrir les négociations avait donc un double sens :

ß Anticiper et contrer l’annonce attendue par les États-Unis de la nomination d’un envoyé spécial à Pristina, en parallèle de celui de l’ONU ;
ß Anticiper l’opposition serbe à toute ouverture des négociations sur le statut final de la province du Kosovo et la compenser par une perspective réaffirmée et claire d’adhésion à l’UE ;

L’Europe semble donc avoir repris la main au Kosovo. C’est une nouvelle d’autant plus importante, qu’en coulisse, et bien avant que les négociations officielles ne commencent, c’est le scénario d’une « indépendance conditionnelle », « d’une autonomie limitée », ou encore d’une « indépendance sans souveraineté [4] » qui prédominerait. Selon ce schéma, le Kosovo serait indépendant de Belgrade, mais placé sous surveillance et sous contrôle de l’UE. Seulement, force était de constater, jusque-là, que l’UE n’était pas prête du tout à prendre la main au Kosovo à la suite de la MINUK.

Gageons donc, que l’accélération récente des évènements concernant le Kosovo résulte avant tout d’un retour réfléchi, stratégique, conscient et surtout préparé de l’Europe. Il en va de l’avenir des Balkans et de sa partie méridionnale, véritable zone grise du continent européen. Si la relation UE-Turquie fait actuellement les gros titres de la presse, l’Europe joue l’essentiel de son avenir international, non pas à Ankara, mais plus au nord d’Istanbul, au cœur même des Balkans.

[1De son côté, l’OTAN, plus ferme, a, refuséd’aller plus en avant dans le processus d’adhésion de la Serbie-Monténégro tant que les deux fugitifs nne sont pas transférés à La Haye.

[2Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, mise en place par la résolution 1244 en 1999.

[3Condamné à l’origine à 15 ans de prison ferme pour des activités “terroristes” par le régime yougoslave, libéré en 2001, Albin Kurti fut le dirigeant de l’Union indépendante des étudiants du Kosovo et le héraut de la révolte des étudiants de l’université de Pristina.Il est aujourd’hui à la tête du mouvement « autodétermination » (vetevendosje), qui revendique l’autonomie du Kosovo et le départ de l’ONU.

[4The Balkans in Europe’s Future, Report of the International Commission on the Balkans, June 2005.