Sur la reconnaissance internationale d’un Etat palestinien

Depuis quelques mois, une idée fait son chemin dans les milieux diplomatiques et intellectuels pour relancer le processus de paix israélo-palestinien : la communauté internationale doit reconnaître la création d’un Etat palestinien même si aucun accord sur les frontières n’existe avec Israël. Reconnaissance qui interviendra après une déclaration d’indépendance palestinienne. Cette stratégie pose un certains nombres de questions qu’il convient d’analyser. L’une d’elle concerne la possibilité d’une telle reconnaissance au regard de la division politique et géographique entre le Fatah et le Hamas.

Dans une interview donnée au Journal du dimanche, le ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, a déclaré au sujet du processus de paix israélo-palestinien que :

« La question qui se pose, en ce moment, c’est la construction d’une réalité : la France forme des policiers palestiniens, des entreprises se créent en Cisjordanie... Ensuite, on peut envisager la proclamation rapide d’un Etat palestinien et sa reconnaissance immédiate par la communauté internationale, avant même la négociation des frontières » [1]

Cette déclaration n’est pas anodine et ne doit pas être prise comme une simple proposition. Il s’agit en effet d’une idée qui circule depuis déjà quelques mois dans les milieux diplomatiques français et européens. Bernard Kouchner avait ainsi déclaré sur France Inter, le 10 novembre 2009, qu’il fallait étudier toutes les options pour relancer le processus de paix. Figurait parmi ses exemples la possibilité de reconnaître l’Etat palestinien. Cette remarque était alors passée inaperçue.
Cette idée découle d’une préoccupation et d’une constatation : comment relancer le dialogue israélo-palestinien alors que les Etats-Unis sont dans l’impasse et ne semblent pas avoir de solutions ? Il ne faut pas être naïf, l’intérêt pour la diplomatie française est de reprendre pied au Moyen-Orient en jouant un rôle actif dans les négociations israélo-palestiniennes et de restaurer l’influence française sur la scène internationale. Mais plus largement, le débat sur une reconnaissance internationale, suite à une déclaration d’indépendance des Palestiniens, fait écho aux déclarations du ministre Salam Fayyad qui s’est à plusieurs reprises exprimés en faveur de la création d’un Etat d’ici deux ans maximum. Confiant sur ses résultats économiques et sécuritaires, Fayyad considère que si les progrès continuent, il n’y a aucune raison de ne pas proclamer l’indépendance d’un Etat palestinien, même si aucun accord de paix n’est signé avec Israël.

Il est urgent, selon lui, de donner un horizon politique à la population palestinienne afin d’éviter une reprise de la violence sur le terrain. Mais il pense également que l’Autorité palestinienne doit prendre son temps afin d’assurer la réussite de ce projet. Le risque étant de voir intervenir un veto américain au Conseil de sécurité de l’ONU. Ensuite, si cette première étape ne connait pas d’échec, il faut parvenir à ce que la reconnaissance soit effective, c’est-à-dire que l’Etat palestinien soit reconnu par une grande majorité de pays et qu’un siège lui soit attribué aux Nations unies. Il n’est pas question de se retrouver dans la situation de 1988 où la déclaration d’indépendance prononcée par Yasser Arafat n’avait eu quasiment aucune incidence politique malgré le fait qu’une centaine de pays avait alors reconnu l’Etat palestinien. La déclaration de Bernard Kouchner s’inscrit donc dans ce contexte. C’est un ballon d’essai qui vise à voir les réactions des uns et des autres et à créer le débat. Il s’est d’ailleurs associé à son homologue espagnol, Miguel Angel Moratinos, avec qui il a publié une tribune intitulée « A quand l’Etat palestinien ? » dans laquelle les deux hommes reprennent l’idée d’une reconnaissance faisant suite à une déclaration d’indépendance palestinienne avant même la négociation sur les frontières.

Qui fera cette déclaration d’indépendance du côté palestinien ? Très probablement le président Abbas car une déclaration faite par le Hamas ou commune avec le Hamas rendra plus difficile le processus de reconnaissance par l’Union européenne. Le Mouvement de la résistance islamique acceptera-t-il la démarche du Fatah ? Ce n’est pas impossible mais rien n’est moins sûr.

Par ailleurs, comment peut-on reconnaître un Etat sans reconnaître un territoire ? Comme l’explique Yves Aubin de La Messuzière, ancien directeur Afrique du Nord et Moyen-Orient du Quai d’Orsay :

« Selon la pratique internationale, on ne peut opposer des obstacles juridiques à une telle reconnaissance. Il existe en effet une jurisprudence qui s’appuie sur le principe d’effectivité décliné en trois éléments : la présence d’une population, le fonctionnement d’institutions qui exercent une autorité effective, même si elle est limitée, et l’existence d’un territoire. Il n’est pas nécessaire, pour que l’effectivité soit établie, que les frontières du territoire soient définitivement fixées, comme le montre l’exemple du Kosovo, qui pourrait être une référence en l’espèce » [2].

Il existe principalement deux intérêts à encourager les Palestiniens à déclarer leur indépendance. D’abord, cette stratégie inverse le schéma classique qui consiste à obtenir un accord de paix puis à reconnaître ensuite le nouvel Etat créé, schéma qui se heurte continuellement dans le conflit israélo-palestinien à des différends qui empêchent les belligérants d’aboutir à un accord final. Il s’agit donc de mettre en place une nouvelle dynamique et une nouvelle conception du processus de discussion, différente de la « méthode Oslo » qui consistait à négocier par étapes en traitant les problèmes centraux à la fin. Philosophie reprise en 2002 par la Feuille de route établit par le Quartet (ONU, Russie, Union européenne et Etats-Unis). Une déclaration unilatérale palestinienne d’indépendance et la reconnaissance de ce nouvel Etat par la communauté internationale permettraient donc de donner une nouvelle impulsion au processus de paix et d’aborder directement la question des frontières, de Jérusalem, des réfugiés, ou de la colonisation israélienne. Yves Aubin de La Messuzière évoque l’avantage d’une reconnaissance à propos de la colonisation puisque cela suppose qu’Israël n’occupe plus des territoires conquis sur l’Egypte et la Jordanie en 1967, et auxquels ces pays ont renoncé dans leur traité de paix, mais un « Etat souverain et indépendant » et que par conséquent « l’illégalité de l’occupation […] en sera renforcée ».
Le deuxième intérêt concerne la situation interpalestinienne. D’abord, comme l’affirme Salam Fayyad, en donnant un horizon politique aux Palestiniens on lutte contre une reprise de la violence. Ensuite, pour les Européens, une reconnaissance serait un scénario préférable à un autre évoqué par certains responsables du Fatah, comme Saeb Erekat, le négociateur en chef palestinien, qui considère que si la situation reste bloquée la meilleure solution sera d’annuler les accords d’Oslo, ce qui revient à une dissolution de l’Autorité palestinienne et de ses services de sécurité, et de lutter pour la création d’un Etat binational. Enfin, une reconnaissance internationale obligera le Hamas à se positionner plus clairement d’autant qu’une déclaration d’indépendance palestinienne aurait de grande chance d’évoquer la bande de Gaza. Au regard des déclarations de certains dirigeants du Mouvement de la résistance islamique, qui affirment accepter l’idée d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967, certains analystes soutiennent qu’une reconnaissance internationale encouragera certainement le Hamas à se réconcilier avec le Fatah ou, au moins, permettra de l’inclure dans le débat politique palestinien. En tout cas, ils ne considèrent pas qu’une reprise de la violence armée entre les deux mouvements palestiniens soit envisageable. Le Hamas cherchera plus la conciliation que la rupture.

Certains cadres du Mouvement de la résistance islamique se sont effectivement exprimés pour la création d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967 mais cette position ne reflète pas la nature profonde du débat au sein du Hamas. D’abord, force est de constater qu’à chaque fois qu’un dirigeant favorable à cette solution fait cette déclaration, il est aussitôt démenti par un autre cadre les jours suivants. Parfois, comme ça été le cas récemment avec le président du Conseil législatif palestinien, Abdel Aziz Doweik, c’est la personne dont les propos ont été rapportés qui s’occupe lui-même de démentir. Cette hésitation reflète la sensibilité du sujet et démontre le fait que cette proposition est loin de faire l’unanimité au sein du Hamas.

Il faut préciser d’autre part la pensée exacte du courant hamsaoui qui propose la création d’un Etat palestinien sur les frontières de 1967. Il s’agit en fait d’une proposition de trêve avec Israël pour une durée de 10, 20, ou 30 ans dont l’intérêt serait un retour au calme et à la sérénité. Cette période pourrait être utilisée pour créer un Etat palestinien au côté d’Israël, consolider les institutions et s’atteler au développement économique. Mais qu’adviendra-t-il à la fin de la trêve ? Les membres du Hamas qui font cette proposition expliquent qu’il reviendra alors à la population palestinienne de choisir entre la signature d’un traité de paix ou la reprise de la lutte armée. D’autres hamsaoui précisent qu’il s’agit seulement d’une période intermédiaire et que le but reste la création d’un Etat sur toute la « Palestine historique », c’est-à-dire celle du mandat britannique, qui comprend donc Israël. Si on ajoute à cette ambiguïté que les cadres du Hamas partisans d’une trêve longue durée exigent au préalable le retrait israélien sur les frontières de 1967, et donc du premier lieu saint du judaïsme qui se situe à Jérusalem, le Mur des Lamentations, on comprend qu’aucun gouvernement israélien ne sera prêt à accepter la proposition du Hamas. Néanmoins, elle indique l’existence d’un débat au sein du Mouvement de la résistance islamique qui peut servir de base à un début de pourparlers indirects avec Israël.

Or, s’il y a reconnaissance d’un Etat palestinien sans accord sur les frontières, le Hamas sera certes obligé de se positionner politiquement mais le flou sera maintenu sur ses objectifs. C’est pourquoi la relance du processus de paix passe par la négociation entre les différents belligérants. La réponse à la question des frontières, des réfugiés palestiniens, de Jérusalem ne peut être trouvée sans que l’Etat palestinien ne soit créé dans le cadre d’un traité de paix israélo-palestinien. En plus, une reconnaissance permettra peut-être de relancer certains dossiers mais elle ne garantit pas pour autant qu’on puisse les résoudre. D’abord parce qu’une reconnaissance d’indépendance palestinienne revient à mettre la pression que sur Israël. Ensuite parce que les dossiers centraux ne seront pas traités calmement mais dans un contexte de forte tension. Enfin, et surtout, parce que la question des réfugiés ou celle de Jérusalem sont d’une extrême complexité et qu’elles demandent des solutions particulières. En quoi effectivement la reconnaissance d’indépendance d’un Etat palestinien va-t-elle permettre d’aborder sereinement et de façon constructive un dossier aussi compliqué que celui du statut de Jérusalem ?

La démarcation entre Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est découle de la ligne d’armistice entre Israël et le Royaume de Transjordanie lors de la guerre de 1948. Les Nations unies n’ont jamais défini de statut juridique de Jérusalem comme le prévoyait la résolution 181 (II), votée en 1947 par l’Assemblée générale de l’ONU. Le seul document qui a régi en droit le fonctionnement de la ville est l’accord d’armistice signé entre Israël et la Transjordanie le 3 avril 1949, document rendu caduc par la guerre des Six Jours en 1967. Depuis, les gouvernements israéliens successifs ont profité de ce vide juridique pour renforcer leur souveraineté sur Jérusalem. Pour certains, l’idée d’une reconnaissance internationale permettrait justement de mettre fin à cette ambigüité juridique en confirmant Israël dans son statut de puissance occupante. Dans les faits, il y a une grande chance de voir les autorités israéliennes réagir sur un mode défensif et rompre avec la communauté internationale, ou au moins entrer dans une logique de confrontation et adopter des mesures unilatérales. Dans tous les cas, cette initiative serait contre-productive pour les Européens dont l’attitude serait perçue par la grande majorité des Israéliens comme partisane. Le meilleur moyen de lutter contre la colonisation israélienne en Cisjordanie ou à Jérusalem est d’obtenir par la négociation un accord israélo-palestinien sur les frontières et le statut de Jérusalem, accord qui permettra de définir clairement ce qui est et ce qui n’est pas de la colonisation. Ce qui dans le contexte actuel n’est certes pas d’une grande simplicité mais cela doit rester l’objectif de la communauté internationale car on voit mal comment la déclaration unilatérale d’indépendance d’un Etat palestinien, qui comprendrait explicitement l’évocation de Jérusalem comme capitale de ce nouveau pays, pourra permettre d’aborder plus facilement les discussions sur le statut final de la ville.

Il est aussi difficile d’affirmer que la vie des Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie et de Jérusalem sera différente pour autant. La population vivant sous administration israélienne vivra toujours sous occupation israélienne après une reconnaissance d’indépendance. Et celle qui habite dans les territoires autonomes sera toujours dépendante de l’Autorité palestinienne. De plus, on peut se demander si la reconnaissance internationale d’un Etat palestinien, sans accord préalable sur les frontières, n’encouragera pas certains mouvements armés à agir par la force contre l’armée israélienne en Cisjordanie, ou dans les colonies de peuplement, ou même à Jérusalem-Est ? Quelle sera l’attitude du Fatah et celle du Hamas face à une montée de la violence sur le terrain ? Par ailleurs, une déclaration d’indépendance relancera la question de l’exercice du monopole de la violence physique légitime, question à laquelle les Palestiniens doivent apporter une réponse avant la création d’un Etat si la guerre civile veut être évitée. Il ne faut pas oublier que depuis la signature des accords d’Oslo l’une des raisons qui oppose les deux mouvements concerne précisément l’usage de la violence. Les événements armés de juin 2007, dont la conséquence directe a été une division politique entre la Cisjordanie, dirigée par le Fatah, et la bande de Gaza gouvernée par le Hamas, ont pour origine une opposition féroce des deux groupes à propos des forces de police et de la répartition des responsabilités en matière sécuritaire.

Il faut souligner par ailleurs que plus personne n’est légitime en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Le mandat du Président Abbas est arrivé à terme de même que celui du Premier ministre du Hamas Ismaël Haniyeh. Le Premier ministre du Fatah, Salam Fayyad, lui, n’a même pas été élu. En d’autres termes, la tenue de nouvelles élections présidentielles et législatives est primordiale pour rétablir la légitimité politique des différents acteurs. La reconnaissance internationale de l’Etat palestinien doit favoriser ce processus électoral. Or, pour que de tels scrutins puissent avoir lieu, la coopération d’Israël est essentielle. Les autorités israéliennes doivent en effet autoriser les candidats à se déplacer dans les Territoires et à Jérusalem, ce qui suppose d’autoriser des membres du Hamas à faire campagne. Le Premier ministre Netanyahou sera-t-il disposé à accepter que cela soit le cas dans un tel contexte ? Vu la coalition qui forme son gouvernement on peut en douter. Dans le cas où Benyamin Netanyahou accepterait malgré tout de coopérer au bon déroulement du scrutin, cela pose une deuxième question : quelle sera l’attitude de la communauté internationale si le Hamas gagne à nouveau les législatives ? Car si elle adopte la même politique qu’en 2006, c’est-à-dire un boycott du nouveau gouvernement élu, la situation sera identique à celle qui prévaut aujourd’hui et en définitive le processus de paix n’aura pas beaucoup avancé. Il sera juste devenu encore un peu plus compliqué par ce que suppose une reconnaissance internationale faisant suite à une déclaration d’indépendance palestinienne, particulièrement en matière de droit international.

Bref, les obstacles ne sont pas des moindres. Une reconnaissance internationale comprend tellement d’inconnue qu’il serait hasardeux de s’y lancer. Sans compter qu’une telle mesure ne garantit en rien la relance du processus de paix. L’effort de l’Union européenne, et plus largement du Quartet, devrait plutôt se porter sur la réconciliation interpalestinienne, qui permettrait de rétablir un interlocuteur unique pour les Israéliens, tout en exerçant dans le même temps une pression politique sur l’Etat hébreu pour que les Palestiniens constatent des changements concrets. Dans le conflit israélo-palestinien, les paroles sont importantes. Les actes le sont encore plus. Et la paix ne pourra être obtenue qu’en mettant en place un processus qui mêle pression constante sur les différents acteurs (Israël, Fatah et Hamas) et améliorations sur le terrain. Toute mesure qui sera interprétée par un des belligérants comme partisane ou allant à l’encontre de ses intérêts profonds ne sera que contre-productive et n’aboutira qu’à un blocage de la situation.

[1Claude ASKOLOVITCH et Pierre-Laurent MAZARS, « Vite un Etat palestinien », Journal du Dimanche, 19 février 2010.

[2Yves AUBIN DE LA MESSUZIERE, « Vers la proclamation unilatérale de l’Etat palestinien ? », Le Monde, 20 février 2010