Le nucléaire militaire. Perspective stratégique

Numéro spécial de la Revue Défense Nationale, été 2015.

Sous la direction de Philippe Wodka-Gallien.

Sommaire détaillé


Avant-propos - Le nucléaire militaire : hier, aujourd’hui, demain - Alain Coldefy

En retenant il y a quelques mois le thème du nucléaire militaire pour le numéro de l’été 2015, le comité de rédaction de la Revue Défense Nationale avait pour objectif de nourrir le débat sur les questions stratégiques de sécurité et de défense qui se posent à la France, plus d’un demi-siècle après l’exposé, dans la même Revue, des thèses qui avaient alors fondé le concept de la dissuasion.

La question récurrente du lien entre le passé, le présent et l’avenir fait partie de ces jeux de l’esprit, au sens pascalien, qui passionnent les Français.

Dans le domaine de la défense, au-delà du simple exercice intellectuel, il s’agit globalement de mesurer avec justesse les leçons du passé, exercice à dominante politique, et celles de l’expérience tirée du combat, expertise strictement militaire, pour imaginer au plus près les futurs.

Le nucléaire militaire, comme les autres disciplines, est concerné par cette question. La dissuasion, forte de son passé, respectée dans son présent, doit, de fait, penser son avenir. Le cadre du débat est cependant d’une nature légèrement différente par rapport à celui qui concerne les capacités conventionnelles. En effet, le retour d’expérience militaire s’exerce non pas sur le combat mais sur plus d’un demi-siècle d’alerte permanente avec un degré maximal d’exigence et à peu près autant d’opérations permanentes en situation réelle d’alerte sur le « terrain », les océans ou les airs en l’occurrence. Les vrais experts militaires sont de fait beaucoup moins nombreux.

Il n’y a donc pas d’autre exemple dans la défense, quels que soient le milieu et les circonstances. C’est la conséquence logique de la mise en œuvre d’une arme de menace d’emploi sous le contrôle absolu de l’autorité politique. C’est la raison pour laquelle la contribution d’un très large « panel » de stratégistes, d’ingénieurs et d’experts a été sollicitée, sans oublier les rares stratèges et les philosophes dont la 10 pensée est par nature hors du temps commun. Hier, Raymond Aron a donné une réalité au concept par son aphorisme célèbre : « Guerre impossible, paix improbable ».

Le dossier de l’été 2015 est d’une rare densité. Il a fallu faire un choix le plus équitable possible parmi des articles tous de grande qualité. Le lieu n’est pas ici d’en faire une synthèse, l’ambition est d’ouvrir l’appétit.

Pour ma part, je retiens quelques thèmes de réflexion sur le sujet, sans priorité ni justification, articulés autour des questions générales qui suivent.

Quelle est la place du nucléaire militaire dans l’ordre – ou le désordre – politique mondial ?

Quelles leçons tirer pour la France de la maîtrise du nucléaire civil et militaire depuis un demi-siècle ?

Qu’en est-il du consensus national sur le sujet de la dissuasion ?

L’organisation politique du monde (ONU) et ses déclinaisons multiples, en son sein ou non, dans les domaines de la justice (CPI), de l’économie (OMC), de la finance (FMI, Banque mondiale), du travail (OIT), de l’éducation (UNESCO), de la nourriture (FAO) et bien d’autres encore, est une organisation fortement secouée par l’émergence d’acteurs nouveaux et la recherche d’équilibres encore improbables.

Le nucléaire au sens large est partie de ces compromis à chercher et si possible à trouver.

On peut cependant observer en 2015 que les membres permanents du Conseil de sécurité, et eux seuls, disposent d’armes nucléaires stratégiques mises en œuvre depuis les différents milieux et de plates-formes navales de lancement à propulsion nucléaire (sous-marins lanceurs d’engins, sous-marins d’attaque et porte-avions).

Tous ces pays renouvellent et modernisent leur arsenal. Ils considèrent peut-être que le nucléaire militaire est indispensable à leur sécurité, comme d’autres pays qui cherchent à s’en doter…

Il vient donc naturellement à l’esprit qu’on ne peut se voiler la face et ainsi s’abstraire d’une réalité prégnante qui perdurera tout au long du siècle, compte tenu des constantes de temps des équipements et des systèmes. On ne peut avoir raison contre le reste du monde, l’histoire nous l’a enseigné, souvent dans le drame et la douleur.

La France des « Trente Glorieuses » sous l’impulsion du général de Gaulle a rassemblé et galvanisé les énergies et ainsi préparé l’avenir du pays autour de trois grandes ambitions industrielles, technologiques et économiques ; l’aéronautique, l’espace et le nucléaire.

Nul ne saurait aujourd’hui préconiser l’abandon des deux premières, y compris au regard des contraintes d’environnement qui, pour le bien commun, viennent en encadrer le développement. Certains discutent de la troisième, ils s’expriment plus loin

Les prochaines ambitions fédératrices, qui tardent d’ailleurs à apparaître dans le discours politique, devront s’inspirer elles aussi d’une réalité économique au sens large : notre avenir est dans la plus-value technologique et scientifique, c’est le seul atout des Européens dans le marché mondial du travail où trop de personnes sont exploitées sans vergogne avec des salaires et une protection sociale indignes. À mon sens le nucléaire en fait toujours partie.

Enfin, nul ne peut contester que nos interlocuteurs étrangers, de Washington à Moscou ou Pékin, ont pris depuis l’origine la mesure politique et militaire de notre force de dissuasion. Les entraves dirimantes de la campagne de Suez ont disparu et la France nucléaire a pu mener une politique extérieure nationale et des opérations militaires à cet effet au mieux de ses intérêts depuis la première alerte de Mirage IV en 1964.

Un dernier thème de réflexion, celui du consensus. La dissuasion nucléaire fait l’objet depuis l’origine d’un « consensus » national, au moins entre les partis de gouvernement, qui ne saurait être que « mou » et donc fragile. Notre éducation culturelle, nourrie de frictions et d’oppositions, a tendance à sous-estimer le sentiment majoritaire de « pour » alors que seul le « contre » porté par l’interrogation et la critique, est noble.

Il est donc porteur de s’opposer à la doxa et tentant par un « non » de se faire un « nom ». Les arguments des opposants au nucléaire militaire étant respectables par principe, ils ont leur place ici.

Ils auraient peut-être pu figurer dans le recueil publié en 1957 par Roland Barthes (Mythologies) qui soulignait ce qu’il appelait « le divorce accablant de la mythologie et de la connaissance » en stigmatisant des représentations collectives très en arrière de la science. On a le droit de penser que la philosophie a sa place dans le débat.

Pérennité du nucléaire, liberté d’assurer notre destin et notre sécurité par la dissuasion, débat nourricier, le sujet est loin d’être couvert par ces réflexions cursives, certes au filtre personnel de décennies dans l’appareil militaire.

Plus de trente articles sont proposés à votre réflexion. Bonne lecture.