L’Iran et la dissuasion nucléaire : entretien avec François Géré

« L’Iran et la dissuasion nucléaire : entretien avec François Géré », Les Champs de Mars 2013/1 (N° 25).


-Dans l’hypothèse où l’Iran aurait réellement la volonté de se doter de l’arme nucléaire, existe-t-il un corpus de doctrines ?

Permettez-moi de poser en axiome préalable que l’acquisition de l’arme nucléaire ne constitue pas une fin en soi. C’est un moyen, certes très exceptionnel, mais un moyen destiné à servir la réalisation d’un but politico-stratégique rationnel déterminé par des mobiles idéologiques au sens le plus large du terme que je tiens pour surdéterminants. Ceci conduit à formuler une première remarque concernant la position officielle des autorités politiques et religieuses. L’arme nucléaire, comme les autres armes de destruction massive, est considérée comme haram, c’est-à-dire contraire à la volonté de Dieu. Ce point de vue n’a pas varié et des fatwa l’ont régulièrement rappelé. Dès lors, on ne peut pas parler d’une volonté de l’Iran de se doter de l’arme nucléaire. Mais on peut évoquer une volonté de l’Iran de se mettre en position de fabriquer une telle arme si son existence était menacée. En d’autres termes, si ses intérêts vitaux étaient en jeu, sachant que pour l’Iran, les intérêts vitaux sont également d’ordre spirituels. Si les Iraniens passaient à la réalisation d’une arme, ce serait en quelque sorte dans l’intérêt de Dieu. La décision serait alors précédée d’une phase indispensable de légitimation théologique.

L’Iran a donc la volonté d’avancer ses capacités nucléaires mais n’a pas encore pris la décision de fabriquer de la matière fissile de qualité militaire. Et c’est toujours le cas : il dispose actuellement d’une centaine de kilos d’uranium enrichi à 20 % d’isotope 235, ce qui est parfaitement légal au regard du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Mais ce pourcentage est la limite autorisée par le traité. Passer d’un enrichissement de 20 % à 90 %, c’est-à-dire à un uranium dit de qualité militaire, relève d’un problème politico-religieux. Si les autorités décident de le faire, il faudra à un moment ou à un autre se déclarer. Actuellement, ils cherchent à se doter d’un stock d’uranium enrichi au taux légal. Ce qui leur permet d’approcher, sans l’atteindre, le statut d’État du seuil.

S’agissant maintenant de la doctrine militaire.

Nous savons – car ils publient au moins une part de leurs réflexions en farsi – que les Gardiens de la révolution islamique (Pasdarans) développent dans leurs académies une réflexion sur la dissuasion conventionnelle et nucléaire, celle des États-Unis, de l’ex-URSS et de la France.

Depuis plusieurs années une importance primordiale a été accordée à la notion de dissuasion par escalade horizontale et déplacement de théâtres. Ceci n’est pas sans rappeler ce que l’on avait nommé la doctrine Weinberger en 1983. L’échelle d’escalade n’est plus verticale mais elle combine horizontalité et verticalité parce qu’à une action sur un théâtre répondra une réaction sur un théâtre différent. Frappé sur son territoire ou dans ses intérêts immédiats, tel que le transport des hydrocarbures, l’Iran ripostera par une action au Moyen-Orient contre tous les régimes qui sont alliés des États-Unis, ce qui laisse planer une menace somme toute assez large, à conditions toutefois de disposer de véritables capacités, lesquelles ne sauraient être nucléaires. Pour un acteur « faible » cela évite la situation désastreuse de confrontation directe avec l’ennemi plus puissant. Évidemment ce schéma n’a de sens que si l’on dispose en réserve d’une capacité nucléaire susceptible de survivre à une première frappe désarmante. Le problème est que l’Iran se trouve encore à des années lumière d’une capacité de seconde frappe invulnérable.

Mais pour être crédible il suffit de disposer de deux ou trois bombes, même rudimentaires et de disposer de vecteurs aériens capables de passer la défense adverse. Placez aléatoirement deux bombes sur vingt avions et vous créez un risque inacceptable, sachant que les vingt ne seront pas tous interceptés et que s’il n’en restait et que, justement ce soit celui porte l’arme nucléaire ! Pas besoin de missiles balistiques. Pas besoin de précision surtout si la cible était Israel, tout petit territoire. On comprend l’exaspération politico-stratégique d’Israël, tout à fait différente de la peur…

L’ensemble de ces éléments conduit à considérer que la réalisation d’une arme balistico-nucléaire efficace par l’Iran se situe à un horizon encore lointain (là encore les estimations varient car personne ne sait exactement quels sont les obstacles rencontrés techniquement par les ingénieurs iraniens (qui eux-mêmes les difficultés imprévisibles qui pourraient survenir). Raison de plus pour leur compliquer la tâche par tous les moyens indirects autres que la guerre, notamment l’emploi de virus informatiques très performants, de type Stuxnet ou Flame.

-Si l’Iran devenait un État du seuil, serait-ce une position tenable pour lui à moyen ou à long terme ?

Prenons l’exemple de l’Inde. Ce pays, en 1974, a procédé à un essai nucléaire qui se proclamait « pacifique » c’est-à-dire dont la visée était non militaire. Sa position n’a pas varié jusqu’à la fin de la Guerre froide. Les responsables indiens ont toujours dit que c’était à partir de 1991 qu’ils s’étaient décidés à enclencher un véritable programme nucléaire militaire. 1991, c’est-à-dire la guerre du Golfe et la démonstration spectaculaire de la puissance conventionnelle américaine. Face à un tel déploiement de forces, il ne restait que l’option de se doter de l’arme nucléaire. Et en mai 1998, ayant réalisé six essais, il était manifeste que l’Inde était un État qui avait franchi le seuil. On ne se lassera pas de rappeler la formule de feu Les Aspin en 1991 peu de temps avant qu’il ne devienne Secrétaire à la défense de William Clinton : « Nous avons dissuadé le pacte de Varsovie grâce aux armes nucléaires nous ne voulons pas être dissuadés par elles ».

Comme l’Inde, comme la Chine, l’Iran dès 1990-91 a tiré les leçons de la guerre du Koweït. Les guerres d’Irak de 2003 puis de Libye de 2011 n’ont fait que conforter les dirigeants iraniens dans cette conviction. Ils ne font donc guère de différence entre républicains et démocrates, ne regardant que l’étendue de la puissance militaire terrestre mais surtout aéronavale des États-Unis. Le « Guide suprême » a clairement vu que Kadhafi s’était fait duper en abandonnant les programmes d’armes de destruction massive laissant ainsi le champ libre aux attaques conventionnelles des Américains, Français et Britanniques.

Pour en revenir à la question de savoir si la position d’État du seuil est tenable à moyen ou long terme, la réponse dépend du contexte politico-stratégique dans lequel on se trouve. L’Iran ne craint pas une offensive israélienne (en dehors de l’hypothèse d’une attaque ciblée sur les infrastructures nucléaires). Pour l’Iran, Israël ne constitue pas une menace. Paradoxalement il n’existe aucun contentieux ni territorial, ni ethnique les Iraniens sont perses azeris mais pas arabes) ni même religieux car le vrai clivage est entre chiisme et sunnisme. Mais Khomeyni a introduit l’antisionisme comme composante de l’idéologie révolutionnaire iranienne. La menace, pour eux, c’est la supériorité militaire conventionnelle des États-Unis, et de leurs alliés. Il n’y a aucune raison existentielle pour l’Iran de ne pas demeurer dans un flou qui serait celui du seuil. Et quand bien même ce seuil serait franchi, l’Iran ne peut mettre l’arme qu’au service de sa sanctuarisation.

L’arme nucléaire ne peut pas servir une stratégie à but positif fondée sur le chantage, la menace, a fortiori, l’agression.

Le Président Jacques Chirac en fin de mandat, fit sur le sujet une intervention d’un grand bon sens, pourtant jugée scandaleuse dans les médias, en déclarant que jamais les Iraniens ne se risqueraient à une attaque nucléaire contre Israël sachant qu’en quelques minutes ils seraient vitrifiés par la riposte israélienne. Il énonçait une vérité première qui permettait, si on avait accepté d’en tenir compte de reprendre sur des bases plus saines les données du problème nucléaire iranien. Il n’en demeure pas moins qu’un Iran nucléairement armé poserait aux stratèges israéliens un certain nombre de problèmes comme on va le voir plus loin.

Quant à la position israélienne, le monde du renseignement est aujourd’hui en totale contradiction avec le gouvernement. Ils constatent que l’Iran dispose d’un stock de 100 kg d’uranium enrichi à 20 %, et on ne peut rien y faire.

-Israël peut-elle accepter que l’Iran accède à ce seuil ?

Si l’Iran s’arrête à l’étape actuelle, même s’ils augmentent leur stock d’uranium à 20 % (officiellement pour alimenter leur réacteur de recherche d’Ispahan) cela ne changera rien. Le scénario diplomatique demeure le plus raisonnable : vous gardez votre stock (éventuellement vous l’échangez), vous cessez d’enrichir à 20 % et vous vous engagez à ne pas aller plus loin. Ce qui poserait un problème pour les Israéliens, c’est si les Iraniens franchissaient une autre étape qui est celle d’un enrichissement à 90 % (ce qui ne veut pas dire fabriquer une arme !) Mais encore une fois, en enrichissant au-delà de 20 %, les Iraniens deviennent hors-la-loi. Les sites d’enrichissement de Natanz et de Fordow sont sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Si les Iraniens décidaient de passer à un autre taux d’enrichissement et d’y consacrer un ensemble de centrifugeuses, le fait serait immédiatement repéré par les inspecteurs de l’Agence, de même s’ils leur interdisaient l’accès à une partie du site où des centrifugeuses auraient été transférées clandestinement. Les choses seraient alors claires ! L’Iran ne pourrait plus affirmer respecter ses engagements internationaux. Le soutien diplomatique russe et chinoise deviendrait encore plus difficile.

-Qu’en est-il de l’hypothèse d’un site d’enrichissement encore secret ?

C’est très improbable. Des Iraniens hostiles au régime existent dans tous les milieux et représentent une source de renseignement crédible et efficace. Si un tel site existait, on l’aurait su.

Dans quel contexte est-il envisageable que l’Iran pousse son programme jusqu’à procéder à un essai ?

Il ne le fera que s’il éprouve une angoisse forte et fondée concernant son existence. Le gouvernement iranien n’a aujourd’hui aucun intérêt à le réaliser. En revanche, il trouve un intérêt à jouer de l’incertitude. Une partie de cette incertitude serait évidemment levée s’il décidait d’enrichir au-delà de 20 %. Il faut rappeler que l’Iran n’a pas d’adversaire nucléaire direct. Il n’y a pas de situation de « couple » où l’on s’engage dans un programme nucléaire pour répondre à un autre programme nucléaire, comme dans le cas Inde-Chine ou Inde-Pakistan. Il n’existe en Iran aucune crainte d’une attaque nucléaire israélienne.

-Si l’Iran se dotait de la bombe, ce serait une arme de dissuasion ?

Évidemment. L’arme nucléaire ne peut pas servir de stratégie à but positif.

-On entend parfois qu’un Iran doté de l’arme atomique pourrait favoriser un équilibre régional ?

Qu’est-ce qu’un équilibre régional au Moyen-Orient ? Aujourd’hui, l’équilibre c’est le statu quo. Et cette stabilité ne résulte pas des rapports de forces entre les États de la région. Elle est la conséquence de la présence des États-Unis qui ont d’ailleurs cherché à rendre cette présence plus forte et plus stabilisante. Les Américains sont les seuls à disposer d’une panoplie complète permettant de faire face à tous les scénarii : là est la stabilité stratégique. Les Américains ne souhaitent pas un Iran nucléaire, mais pas plus qu’une Arabie saoudite nucléaire par exemple. Il n’y a surtout aucune stabilité stratégique à attendre entre deux États disposant chacun d’un potentiel nucléaire non déclaré.

-Qu’en est-il du projet de zone exempte d’armes nucléaires au Proche et Moyen-Orient ?

C’était un outil de la diplomatie égyptienne, à l’époque de Moubarak. Ce projet a été relancé par les Iraniens eux-mêmes. C’est un serpent de mer.

-Pour en revenir à la question du nucléaire iranien, quel est le sentiment de l’opinion en Israël ?

En ce qui concerne les états-majors et la direction politique, l’accession de l’Iran à l’arme nucléaire serait un casse-tête épouvantable. Cela fait soixante ans que la doctrine israélienne n’a pas bougée. Il faudrait la reconsidérer entièrement et remettre en cause un demi-siècle de supériorité et de confort stratégique. Quant à l’opinion publique, elle est de plus en plus inquiète et agacée par le radicalisme d’un Netanyahou qu’elle accuse de jouer avec le feu. Ce qui ne l’empêchera cependant pas, à l’occasion des élections de janvier 2013, de le reconduire dans ses fonctions de chef du gouvernement.

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