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L’adaptation de la dissuasion nucléaire russe
La Russie sortirait de l’orthodoxie stratégique en combinant dissuasion nucléaire stratégique, stratégie d’emploi et abaissement potentiel du seuil d’emploi, arsenaux non-stratégiques et dissuasion coercitive non linéaire ; au risque de rendre sa stratégie incohérente et incompréhensible. Les documents cadres, la proximité des intérêts vitaux et la praxis pourraient cependant attester d’une stratégie de dissuasion classique.
L’arme nucléaire russe dans la Doctrine militaire 2014 et la Stratégie de sécurité nationale 2015
L’activité militaire de l’Organisation du traité de l’atlantique nord (OTAN) à proximité des frontières russes, les tentatives de doter l’Alliance de fonctions globales et l’expansion de la défense antimissile, le concept de frappe planétaire globale et le déploiement d’armes conventionnelles de précision, sont potentiellement déstabilisants.
L’arme nucléaire joue un rôle de prévention des conflits nucléaires et conventionnels (y compris régionaux) ce qui exige son maintien à niveau. Relevant du Président de la Fédération, le recours au feu nucléaire est prévu en représailles à une attaque au moyen d’armes de destructions massives (nucléaires, chimiques, biologiques) contre la Russie ou ses alliés, ou bien en riposte à une attaque conventionnelle « compromettant l’existence même de l’État. »
Des intérêts vitaux pouvant être menacés à travers l’étranger proche
La menace des intérêts vitaux [1] d’un pays constitue le seuil justifiant la menace d’emploi du feu nucléaire. Les intérêts vitaux russes semblent englober le territoire national ainsi que l’étranger proche [2], soit la Communauté des États Indépendants (CEI). C’est dans ou à proximité de cet espace que l’OTAN est perçue comme active et que la Russie craint un conflit dont l’engrenage pourrait compromettre l’existence même de son État.
La sécurité de la Russie commence ainsi aux frontières extérieures de la CEI [3]. Toutefois, les pays Baltes ne font pas partie de la CEI mais pourraient appartenir à l’étranger proche [4], tout comme la Géorgie (membre de 1994 à 2008) et l’Ukraine (membre de 1991 à 2014). La définition de l’étranger proche est donc probablement volontairement floue, entretenant une incertitude propice à l’exécution de la manœuvre dissuasive.
Guerre limitée et armes nucléaires
Les armes non-stratégiques russes ainsi que certaines déclarations et manœuvres traduiraient l’existence d’une stratégie d’emploi, notamment dans un conflit de nouvelle génération [5] et donc limité. Pour autant, la doctrine ne parle pas de recours aux armes nucléaires dans les conflits limités et la possession de telles armes ne fait pas une stratégie d’emploi puisqu’elles peuvent servir à dissuader dans un conflit limité à proximité des intérêts vitaux. Enfin, il est notoire, depuis les années 90, que le nucléaire non stratégique russe sert à compenser la supériorité conventionnelle détenue par les États-Unis et l’OTAN.
Certains analystes estiment néanmoins qu’il s’agirait de moyens d’interdiction (sanctuarisation de conflits limités), d’avertissement ou encore de désescalade/sortie de guerre. Disposer de moyens nucléaires d’interdiction à proximité de ses intérêts vitaux n’a rien de choquant ni de problématique. User du nucléaire non stratégique comme éventuel moyen d’avertissement n’est pas plus choquant et renvoie à la stratégie développée par la France depuis les années 80. Quant à la théorie de la désescalade, il n’existe pas de réels éléments officiels actuels sur ce point ; cette théorie provient soit d’exercices militaires passés (Zapad 1999 d’une manière avérée ; Zapad 2009 sans autre preuve que des allégations de la presse polonaise ; Zapad 2013 sans autre preuve qu’un seul rapport de l’OTAN) [6], soit de déclarations d’anciens hommes politiques russes, soit d’articles académiques d’analystes stratégiques qui peuvent passer pour des ballons d’essais. Autant d’éléments qui n’ont toutefois pas été repris par les discours et documents officiels russes sur la dissuasion nucléaire. On ne peut donc exclure que ces armes puissent être détenues dans une optique de dissuasion classique, selon une simple stratégie déclaratoire de menace d’emploi ; et l’absence de déploiement incline en ce sens.
Quant aux déclarations d’officiels sur la possibilité de frappes nucléaires sur des États alliés d’États détenteurs d’armes nucléaires, elles se sont adressées à des candidats au déploiement du bouclier antimissile (Pologne, Danemark), dans un contexte de guerre dans l’étranger proche (Géorgie, Ukraine) et à propos d’un système d’armes qui pourrait, à terme, menacer les intérêts vitaux russes (remise en question relative de la dissuasion, réversibilité des missiles antimissiles [7]).
Les armes nucléaires russes sont dédiées à la défense des intérêts vitaux de la Russie qui peuvent notamment être menacés par l’insécurité dans son étranger proche. L’immixtion de l’arme nucléaire dans un schéma de guerre de nouvelle génération ne serait pas incohérente dès lors que ce conflit aurait cours dans l’étranger proche [8]. Consciente du rapport entre espérance de gains et risques encourus, la Russie déroule une stratégie de dissuasion calibrée pour les conflits limités de l’étranger proche. Profitant du flou de ses intentions, elle adapte sa menace d’emploi à l’environnement de sécurité et table sur la capacité de destruction unitaire de l’arme nucléaire pour contraindre l’adversaire à la prudence.
Alexis Baconnet est chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé au Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense (CLESID), EA 4586 Francophonie, mondialisation et relations internationales, université de Jean Moulin Lyon 3.
Photo : Sous-marin nucléaire lanceur d’engins K-550 Alexandre Nevsky, 25 janvier 2016 - © Ministère de la Défense de la Fédération de Russie - CC
[1] Les intérêts vitaux sont un concept de la stratégie française, mais chaque détenteur de l’arme nucléaire dispose d’un équivalent.
[2] Le concept remonte vraisemblablement au tsarisme et a été utilisé sous Brejnev ; il apparaît en politique en 1992. Cf. notamment Jean-Christophe Romer, Géopolitique de la Russie, Paris, Economica, 1996, pp. 53-68, Sophie Tournon, « Retour sur le concept d’un étranger proche russe », Regard sur l’Est, 15 décembre 2010 et Laurent Chamontin, « Russie et étranger proche : retour sur une année dramatique », Diploweb.com, 18 novembre 2014
[3] Jean-Christophe Romer, Op. cit., p. 57.
[4] Idem.
[5] La guerre de nouvelle génération (GNG) est la réponse russe à la guerre hybride (GH) américaine telle que menée autour de la guerre en Géorgie, des révolutions de couleurs et des insurrections arabes. La GH mélangerait soft power et hard power combinant des outils militaires, diplomatiques et économiques ; entre autre pressions diplomatico-politiques, guerre économique (sanctions, boycotts, subversion financière), chantage énergétique et diplomatie des pipelines, entretien de l’opposition interne au gouvernement, agents d’influence, actions clandestines y compris militaires, gestion de l’information dans tous les espaces et gestion de sa répercussion sur Internet et sur les réseaux sociaux… Cette forme de guerre capitaliserait sur l’action indirecte, les campagnes d’information, les organisations militaires privées, les opérations spéciales et le potentiel interne de protestation tout en étant renforcée par des capacités militaires conventionnelles et nucléaires sophistiquée, cf. notamment Dmitri Adamsky, Cross-Domain Coercion. The Current Russian Art f Strategy, Institut français des relations internationales, Proliferation Paper 54, November 2015, p. 25. En réponse, la GNG mêlerait nucléaire, conventionnel, paramilitaire, information et cyber et la Russie raisonnerait désormais en termes de dissuasion stratégique combinant nucléaire, conventionnel et non-militaire ou selon une stratégie de coercition transversale, cf. notamment Dmitri Adamsky, Op. cit.. et Kristen ven Bruusgaard, « Russian Strategic Deterrence », Survival, 58-4, 2016.
[6] Cf. notamment Olga Oliger, Russia’a Nuclear Doctrine. War We Know, What We Don’t and What That Means, Center for Strategic and International Studies, May 2016 ; Keir Giles, « West Should Keep a Wary Eye on Russia’s Zapad War Games », Chatham House, The Royal Institute of International Affairs, 16 August 2017. Qu’il s’agisse des soit disant simulations de frappes nucléaires russes ou d’un hypothétique risque d’invasion des pays Baltes fantasmé par un rapport de la Rand, les informations concernant d’hypothétiques menaces posées par la Russie à l’Europe sont rapidement et puissamment relayées par la quotidien britannique conservateur The Daily Telegraph.
[7] Le système de lancement vertical Mk41 équipant les plate-formes Aegis et Aegis Ashore est capable de tirer des missiles de croisière Tomahawks qui sont des armes duales, capables d’emporter des charges conventionnelles ou nucléaires.
[8] Il faut toutefois rappeler que l’article de Valéry Guérrassimov paru dans le Courrier militaro-industriel de Russie (« La valeur de la science est dans la prédiction », Courrier militaro-industriel de Russie, n°8-476, 27 février-5 mars 2013) et fondateur de ce que les Occidentaux nomment « doctrine Guérassimov », ne fait pas état du nucléaire dans la guerre de nouvelle génération.
Documents joints
adaptation_dissuasion_nucleaire_russe_note_ifas_baconnet_8_fevrier_2018.pdf