La guerre des dieux : plaidoyer pour le retour des Lumières

Ardavan Amir-Aslani, La guerre des Dieux. Géopolitique de la spiritualité, Nouveau monde Editions, 2011.

Cette géopolitique de la spiritualité décrit l’inscription conflictuelle de l’immatériel dans l’espace physique et humain de la géographie. Aussi, de prime abord, pourrait-on considérer ce livre comme un panorama des affrontements religieux à travers le monde. Ce serait prendre la lettre des faits (ils sont effectivement en nombre considérables) pour l’esprit de l’ouvrage sur lequel nous entendons ici nous attarder. Qu’est-ce qui en effet anime Ardavan Amir Aslani ? D’abord sa profonde expérience vécue de terrains où s’exerce son activité professionnelle d’avocat d’affaires, ensuite une conviction intime, celle de la montée des extrémismes radicaux qui crée un champ d’affrontement particulièrement néfaste ; enfin, chez ce « Français jusqu’au bout des ongles » la relation forte à ses natales racines iraniennes.
De manière très pédagogique, le lecteur se voit donc guidé à travers le monde afin d’y découvrir les mutations militantes des croyances religieuses qui, s’érigeant en système, deviennent soit des instruments oppressifs de gouvernement, soit des mobiles de révolte pouvant dégénérer jusqu’à l’usage fanatique de l’arme terroriste. Tous les excès, toutes les dérives, toutes les manipulations au nom de Dieu sont ainsi passées en revue : aux Etats-Unis, en Europe, en Russie et, bien sûr, au Moyen Orient. On apprendra beaucoup en lisant les chapitres consacrés à la montée de l’orthodoxie russe au service du retour de l’Empire [1] , et à l’action toujours discrète mais ô combien efficace de la diplomatie vaticane. On trouvera nombre d’informations sur les réseaux qui se nouent, les confréries qui s’étendent, les filières qui se croisent. Regrettons au passage l’absence de la franc-maçonnerie pourtant si présente en Occident tant qu’en Orient.

Soutenue par l’exposé des faits, transparait la plaidoirie : l’intolérante exclusion engendrée par des spiritualités dévoyées conduit à l’affrontement physique. Ce n’est pas exactement le choc des civilisations de Huntington mais quand même…se dessinent des lignes de fronts, porteuses de graves dangers notamment dans les aires de contact rapproché (Méditerranée), les voisinages étroits (Balkans) ou les secteurs d’interpénétration totale(Jérusalem). Avec un sens éminent de l’équilibre objectiviste, Aslani relève les fautes du politique qui, manquant à son devoir d’arbitre et protecteur des diversités, envenime la situation. Des déclarations opportunistes ou idéologiques telles que l’évocation des Croisades par des dirigeants occidentaux mal inspirés (G.W. Bush, le ministre français Guéant et tant d’autres) n’ont jamais fait qu’aggraver les tensions en répondant symétriquement à l’idéologie sectaire d’Al Qaida.
La question cruciale posée par l’auteur est celle de la possibilité d’un Islam tolérant, inventeur de sa voie démocratique, susceptible de constituer un modèle applicable de la Turquie au Maroc. Ce serait alors une forme originale, très novatrice du retour à l’esprit de la Renaissance musulmane qu’Aslani appelle de ses vœux. Car il n’est pas la dupe de l’euphorie superficielle engendrée par le soi-disant « printemps arabe ». Les résultats des élections, les récents affrontements (par exemple entre coptes et sunnites égyptiens), ne font que confirmer la justesse de son point de vue. Il apparaît clairement dans les Etats touchés par le printemps c’est-à-dire l’effondrement des dictatures laïques que se substitue, de par le libre exercice du droit de vote, des gouvernements fortement empreints de religion. Affranchis, les peuples en Tunisie, en Libye, en Egypte n’aspireraient-ils qu’au retour d’une nouvelle forme de contrainte spirituellement consentie ? Or aucun apaisement n’est à attendre du côté du conflit israélo-palestinien. Sur ce terrain, ô combien difficile, l’auteur prend ses responsabilités. Il met en lumière les risques de fracture de la société israélienne sous la poussée d’une ultra-orthodoxie qui constitue une minorité agissante bénéficiant d’une sur-représentation politique. Emblème de ce carrefour des religions, Jérusalem est plus que jamais un enjeu entre tolérance et intolérance, syncrétisme et sectarisme. Mais du fait de la colonisation juive quelle place reste-t-il pour une « composition » respectueuse des croyances et des droits de chacun ? Trop d’intérêts matériels liés à l’acquisition de la richesse, confondue avec celle de l’espace, viennent contrarier les efforts de compromis durable.

La troisième composante de l’ouvrage est perse. Au-delà du chapitre consacré à l’Iran, l’intérêt porté à ce pays, comme une sorte fil rouge parcourt l’ouvrage. Aslani en appelait dans un précédent livre au « retour de la Perse ». Par delà les convulsions d’une vie politique excessivement complexe, par delà les querelles de pouvoir, les errements de la gestion économique actuelle, l’auteur montre la richesse du potentiel de ce pays de grande culture. Rompant avec les discours schématiques des experts ignorants qui ne voient que le nucléaire sans considérer la réalité de l’Iran, il en appelle à une renaissance perse qui apporterait à la région et au monde, avec l’apaisement, un regain de prospérité. Ceci posé, force est de constater que la situation demeure gravement explosive. Les forces qui poussent à l’affrontement se révèlent de plus en plus puissantes. Imaginons un instant l’impact politique et économique d’une campagne d’attaques aériennes d’Israël contre l’Iran. Même si la perspective d’un Iran nucléaire militaire ne rencontre aucun soutien, bien au contraire, une agression contre un état musulman provoquerait dans l’ensemble du monde musulman un irrésistible glissement vers le radicalisme. L’anti américanisme le plus viscéral aurait tôt fait de resurgir.

Par excellence, Aslani est homme des Lumières, à la fois dans la tradition européenne et tout autant dans celle, trop méconnue, du monde musulman. D’où son espérance en un retour de l’esprit de Renaissance. Mais au regard du tragique de l’histoire on mentionnera que Renaissance et périodes sombres semblent, au fil des siècles, liées par une implacable dialectique. C’est en pleine apogée de la Renaissance française que se déclencha l’atroce guerre de religions. Affrontements des croyances humaines au nom des Dieux sans doute. Et au-delà ? Rappelons nous que l’embrasement catastrophique précipite le Crépuscule des Dieux, incapables de répondre aux exigences de l’homme.

[1Signalons, en soutien de la thèse de l’auteur qu’en 2005 fut adopté par la Russie le "Sergius’ Project". Saint Serge de Radonezh est en effet considéré comme le protecteur éternel, patron de la Russie dans les périodes de grandes difficultés.