Vers la normalisation stratégique ?

La normalisation est généralement envisagée du point de vue de la production industrielle et de l’efficience économique. Pourtant elle se manifeste dans tous les secteurs, d’une manière souvent inavouée et paradoxalement informelle.Accepter une normalisation, même si celle-ci est proposée de manière consensuelle, passe souvent par le fait préalable d’avoir été la cible d’une normalisation générale, et du reste souvent inconsciente parce qu’insinuée culturellement.

Le système international constitue autant une sphère d’interaction d’acteurs pluriels à la fois en situation de concurrence et de coopération, qu’une forme de vie politique autonome en raison de la pluralité des projets conduits par ces différents acteurs. Le phénomène de la normalisation peut ainsi résider dans la propension d’un système en grande partie autonome à satisfaire ses propres besoins et fins. En tant que phénomène autonome fonctionnant pour elle-même, la normalisation est une uniformisation ayant pour finalité de sans cesse homogénéiser les expressions régaliennes des Etats. Le phénomène de la normalisation peut aussi être une normalisation pilotée, c’est-à-dire une stratégie d’un acteur donné. Il s’agira dans ce cas d’un projet politique plus ou moins élaboré, avoué ou non, d’initiative étatique, visant à sculpter et orienter le phénomène autonome de la normalisation (l’uniformisation) et ses effets sur les autres Etats. Normalisation autonome (uniformisation) et normalisation pilotée (stratégie) évoluent d’une manière non exclusive l’une vis-à-vis de l’autre.

La normalisation stratégique est d’abord un phénomène d’uniformisation de ce qui est stratégique. C’est-à-dire de ce qui relève d’un intérêt supérieur dont la mise en danger est susceptible de remettre en question l’existence des structures d’un système [1]. Elle est aussi une stratégie (bien qu’elle soit innomée), c’est-à-dire une recherche volontaire à gains relatifs – en ce qu’elle ne profite pas à tous les acteurs, ou en tous cas pas dans les mêmes proportions – de la normalisation des stratégies et des modes de pensées.

En dépit des tentatives des Etats pour l’orienter et la contrôler, la normalisation fonctionne également pour elle-même par la conjonction de phénomènes d’imitations et d’émulations.

Dans cette mesure, elle se duplique et se développe au gré de l’unification géographique et cybernétique du monde, l’intérêt des acteurs sociaux étant de disposer d’un moyen d’échange matériel et intellectuel commun. L’action de normaliser constitue un « tissu normalisateur » qui se reproduit de manière autonome. Toute injection massive d’une nouvelle forme de normalisation à l’intérieur de ce tissu peut en changer la nature. C’est dans cette mesure que la normalisation en tant que phénomène autonome, c’est-à-dire la normalisation-uniformisation, représente un vecteur (donc un élément initialement neutre) d’influence stratégique.

La normalisation-uniformisation sert de support aux normalisations pilotées. Le phénomène de la normalisation illustre l’actuelle séquence du rapport de force entre universum et pluriversum, initialement conceptualisé par Carl Schmitt [2], dans l’émergence d’un nouvel ordre mondial. La norme produite par un acteur est un témoignage d’altérité. Dans une large mesure, en raison des enjeux de puissance, se témoignage d’altérité tend à refuser l’altérité de l’autre pour le contraindre à embrasser la sienne. Dans un système international caractérisé par des puissances nombreuses et de tailles similaires ou du moins comparables, cette concurrence des altérités s’équilibre et produit un universel pluriel. Dans un système international caractérisé par des puissances peu nombreuses et de tailles asymétriques, cette concurrence des altérités est écrasée et/ou absorbée par celle de la puissance dominante ou hégémonique (au sens de domination consentie).

Mais un aspect de la normalisation autonome est aussi la tendance des nations à développer des modes de penser similaires et donc à produire « consensuellement », les mêmes normes. Le problème est que cette normalisation se fait potentiellement au profit de l’Etat le plus « globalisateur » et le plus globalisé, à savoir les Etats-Unis. La culture, les décisions et les agissements américains étant de diffusion et de portée mondiale, une normalisation autonome est nécessairement influencée par l’identité américaine même en dehors de tout projet politique.

En matière de sécurité et de défense, les enjeux de la normalisation sont particulièrement importants en ce qu’ils portent sur des activités relevant du monopole de l’Etat. Une normalisation stratégique institue et entretient un contrôle tout en causant une acculturation. Dès lors quel est son impact en termes de survie de l’altérité des pensées stratégiques nationales, et donc de maintien des différentes indépendances nationales ?

Ainsi du programme industriel plurinational du Joint Strike Fighter F-35 coûteux, tutélaire et asymétrique qui permet d’effectuer une mise à niveau sous tutelle des alliés par dépendance technologique et siphonnage des crédits en les persuadant de la nécessité d’adopter une nouvelle génération de système d’armes dont la production et le rythme de renouvellement est unilatéralement imposé par les stratégies et/ou les représentations américaines ;

Ainsi des modes de penser avec les partenariats entre think tanks stratégiques et des échanges de chercheurs, de l’influence sur les élites nationales militaires (séjours de formation dans l’enseignement militaire supérieur étranger, stages et formations interalliées) ;

Ainsi de la diffusion massive de concepts stratégiques (réorientation discursive progressive de la défense nationale vers la sécurité nationale, adoption du concept de sécurité globale, préférence faite aux raisonnements en termes de risques et de menaces plutôt que d’ennemi et de dangers, prise en compte du terrorisme en tant que menace de défense et non en tant que menace criminelle, privatisation, civilianisation et environnementalisation de la défense), de praxis tactiques (tropisme pour le recours aux forces spéciales et aux drones, typologie des armements légers, procédures de combat, imitation de la posture du port d’arme) voire logistiques (location de matériels, smart defence) au sein de l’ensemble des cultures stratégiques des membres de l’OTAN ;

Ainsi de la diffusion de concepts comme ceux découlant directement ou indirectement de la Révolution dans les Affaires Militaires (infodominance, synergy, jointness, disengaged combat, C4ISR, network-centric warfare...) ou encore de la généralisation du concept de cyberguerre dont l’essence et les concrétisations sont jusqu’alors essentiellement américaines.

Dans tous ces cas, la normalisation génère un nivellement, consensuel parce qu’accepté volontairement, mais produisant néanmoins des avantages disproportionnés au profit de l’Etat les ayant initié.

Le plus souvent, cela n’est le fruit, ni de la chance, ni d’une « loi du marché », mais bien la conséquence d’une stratégie puissante dont le comble est qu’elle est non seulement en partie réalisée avec le consentement et l’action de l’Etat ciblé mais également menée par un phénomène sociétal mondial, la globalisation.

Une normalisation-pilotée réussie pour un pays permet d’obtenir des avantages en favorisant sa propre production culturelle : des avantages politico-stratégiques (contrôle, influence et tutelle sur l’autre, dépendance de l’autre) ou des avantages économiques (siphonnage des crédits, achats sur étagère auprès de l’industrie de défense du pays normalisateur dominant). En cas de réussite, des cercles vertueux stratégiques peuvent s’établir : la normalisation assure une supériorité et un contrôle sur les autres nations, tout en assurant la reproduction d’un système stratégique national (théorique, militaire, économique…) ainsi que le retour sur investissement (industrie de défense, industries de haute technologie, réceptivité vis-à-vis des politiques conduites...).

Même le champ lexical stratégique répandu par les Etats-Unis agit comme un véritable logos adopté par les autres nations, et ce logos est porteur d’un nomos stratégique qui est propre à Washington et dont l’adoption par les autres nations sert les intérêts américains.

Dans un contexte de changement de structure du système international et de recomposition progressive de la puissance à travers un processus de multipolarisation, la normalisation, par diffusion de concepts structurants en matière de sécurité, de défense et de stratégie, au sein des appareils militaires et des administrations des Etats, doit être envisagée comme un des pans d’une probable méta-stratégie des Etats-Unis, nouvelle mouture innomée de l’ex-shaping the world et moyen d’œuvrer insidieusement et discrètement en faveur de l’émergence d’une structure du système international leur étant profitable.

[1Est tactique ce qui relève d’un intérêt secondaire dont la mise en danger est susceptible de remettre en question l’existence des moyens d’un système.

[2Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, préface de Julien Freund, Champs, Flammarion, Paris, 1992, p. 95.